Bulletin Numéro 53 - La passion de la neutralité
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La passion de la neutralité
Patrice Dartevelle
Une curieuse mésaventure est advenue au début de cette année à un doctorant en agronomie d'une université hollandaise, celle de Wageningen. Jerke de Vries avait terminé sa thèse et, conformément aux règles et habitudes hollandaises, l'avait fait imprimer à quelques centaines d'exemplaires avant de la défendre. Comme c'est le cas partout dans le monde, l'ouvrage était précédé de remerciements. Ordinairement on remercie son conjoint, ses parents, ses collègues et amis, des spécialistes consultés, etc... Jerke de Vries avait inclus dans les siens des remerciements à Dieu ("Merci, c'est la chose la plus merveilleuse d'être honoré par Vous"). Mais le doyen de la faculté ne l'a pas entendu de cette oreille et il a déclaré qu'il ne pouvait y avoir de religion dans une thèse, même dans les remerciements. Après avoir d'abord refusé tout changement et protesté publiquement, J. de Vries a fini par arracher les pages de remerciements de tous les exemplaires (De Volkskrant du 1er mars 2014). J. de Vries a protesté en disant que s'il avait écrit trois pages sur son cheval, il n'y aurait eu aucun problème, ce que personne ne songe à contester. C'est bien la moindre apparition de la religion qui fait problème à l'université hollandaise. C'est à mon sens un malentendu devenu fréquent sur ce qu'est la neutralité et ce que doit être sa place. Il est clair que la religion n'a rien à faire dans un travail scientifique mais les remerciements ne sont pas soumis à cette règle parce que ce n'est pas leur objet. Evoquer un engagement personnel peut même être utile et témoigner d'une honnête intention dans certains cas. Plus fondamentalement les conditions morales d'existence et les motivations extra-scientifiques que chacun peut avoir pour entreprendre une tâche scientifique sont bien souvent évidentes voire nécessaires.
Ainsi, lorsqu'étudiant, je choisis parmi les sujets de mémoire que propose un de mes professeurs un sujet lié à la problématique de l'athéisme, il est bien clair que cela tient à mes convictions philosophiques personnelles. Mais cela ne m'autorise aucune erreur, aucune interprétation légère ou forcée, aucune argumentation mal bâtie. Pour parler d'un sujet que je connais bien, si les musées de qualité et même simplement normaux doivent être d'une parfaite rigueur scientifique et non des instruments de propagande, ce qui pousse des particuliers ou des groupes à s'intéresser à un domaine et à constituer une collection qui s'y rapporte renvoie bien souvent à des motivations idéologiques, politiques, religieuses, nationalistes (ou régionalistes, localistes), ou autres. Par exemple rassembler une collection de machines, d'engins, d'outils et de documents du XIXe siècle en Wallonie renvoie à deux postures possibles. L'une peut exprimer la volonté de célébrer un passé glorieux et vouloir dire aux hommes d'aujourd'hui qu'ils devraient pouvoir refaire ce qu'ont fait leurs ancêtres. Une autre aurait pour but de ne pas perdre la mémoire des souffrances ouvrières, de dénoncer un système d'exploitation dont les principes n'ont pas changé et donc de lutter aujourd'hui pour la libération des classes exploitées. Mais peu importe le pourquoi, le comment doit être exact Sur son site, le Volkskrant a publié le 7 mars l'interview d'un professeur d'origine allemande de la Faculté de théologie de l'Université de Tilburg, Stefan Gärtner. Ce dernier trouve la mésaventure typiquement hollandaise. Selon lui les Pays-Bas sont un pays où une décléricalisation particulièrement radicale a eu lieu. Pour les Hollandais, la sécularisation de leur société est un élément constitutif très important de leur identité. Ce point me semble juste et significatif et fait à mon sens toute la différence entre Pim Fortuyn, fâché de voir des immigrés remettre en cause la légendaire tolérance hollandaise, et Jean-Marie Le Pen, fondamentalement soucieux de ne pas permettre la tolérance et de conserver une France " ethniquement pure".Toujours selon Gärtner, même si 60 % des Hollandais se disent religieux ( ce qui est quand même un des chiffres les moins élevés d'Europe), ils ont besoin d'un vaurien, d'un escroc (een boef) pour s'en différencier et ce rôle est tenu par la religion. Plus largement je suivrais Jean Baubérot : " La laïcité a donné une extension abusive à la notion de neutralité...En 1905, il était clair que la neutralité exigée était celle de l'Etat. Les amendements qui voulaient l'étendre à l'espace public, comme interdire le port de la soutane, furent tous rejetés."(Le Monde des religions, N° 64, mars-avril 2014, p.70). Bien d'autres restrictions s'introduisent dans l'espace public ces dernières années. Je crains que l'interdiction de la burqua ne soit que le substitut provisoire à celle du voile. A la différence de la loi française, la belge est explicitement motivée par le respect de l'ordre constitutionnel et légal belge qui exige le respect de l'égalité entre les sexes. L'espace public sera peut-être neutre mais ce sera au prix de bien des libertés. L'homogénéité linguistique de la Région flamande ne fait-elle pas partie de l'ordre constitutionnel et légal belge ? Elle est contrariée par le prescrit constitutionnel qui veut que l'emploi des langues soit libre mais demain cela voudra-t-il dire ailleurs qu'au domicile. La neutralité est à manier avec précaution et en abuser peut tuer.