Bulletin 60 décembre 2017 - Si une hirondelle pouvait faire le printemps…
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Bulletin 60 décembre 2017 |
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Patrice Dartevelle
Très souvent j’ai déploré l’aveuglement - voire chez certains l’arrogance - de ceux qui luttent en fait contre la liberté d’expression tout en prétendant le contraire et qui ne voient pas le changement radical qui s’est opéré en quarante ans dans les esprits, et malheureusement, dans les lois et les jugements des tribunaux.
Beaucoup se déclarent hautement favorables au droit au blasphème, compris comme le droit de critiquer vertement les religions.
Ils ne voient pas que dans l’univers occidental, - hors islam et quelques groupes fondamentalistes chrétiens fort maigrelets - la religion, c’est-à-dire le christianisme est sortie du sacré et que la seule liberté d’expression qui vaille, c’est de pouvoir s’en prendre au nouveau sacré, celui qui veut punir et punit l’incitation à la haine, celui des lois mémorielles, celui qui a substitué à la tolérance comme respect des personnes l’absurde notion du respect des idées d’autrui.
Mais peut-être ai-je parfois eu tort de me désespérer. Une hirondelle ne fait certes pas le printemps mais le numéro de mai-juin 2017 du Monde des Religions 1 peut me rendre du courage. Il consacre un dossier de trente pages au blasphème.
Virginie Larousse, la rédactrice en chef du magazine, y est nette quant au droit au blasphème et parle à propos de ceux qui voudraient le réprimer de « conceptions infantiles du sacré » avec lesquelles il faudra en finir. Pour elle le blasphème véritable, « c’est de vouloir asservir les hommes en pensant servir Dieu ».
Elle constate correctement que le vent a tourné et qu’aucune liberté n’est acquise ad vitam aeternam.
Pour un mensuel, certes loin des dogmatismes d’une religion particulière mais fort confit devant tout qui en appelle à « un quelque chose d’autre, ailleurs », c’est un peu inespéré.
Mais le reste est mieux et rare.
Ceux qui ont tout compris
Le mieux s’exprime d’emblée dans le premier article, une interview d’Anastasia Colosimo, récente (janvier 2016) auteure du livre Les bûchers de la liberté 2. Beaucoup parmi les lecteurs d’un périodique qui n’est pas spécialisé dans les aspects philosophiques et juridiques de la liberté d’expression, n’en croiront pas leurs yeux.
A. Colosimo part de l’essentiel. Le blasphème désigne non pas l’insulte faite à Dieu ou à ses symboles (ça n’a jamais été le cas en théorie mais l’ambiance d’autrefois favorisait l’exacte superposition du sacré et du religieux) mais celle faite au sacré et celui-ci ne relève pas forcément de la religion au sens traditionnel du terme.
Dans son livre, appuyé des meilleurs conseils, comme ceux d’Anne - Marie Le Pourhiet et de Guy Haarscher, elle n’hésitait pas à incriminer la vision franco-française de la laïcité et la responsabilité de la mystique laïque qui découle de la Révolution française de 1789. Lors de celle-ci, Couthon par exemple n’hésite pas à parler de blasphèmes perpétrés contre la révolution.
La laïcité française comme décalque sécularisé des principes religieux est une interprétation de plus en plus souvent mise en avant. Cet état d’esprit a facilité le passage du sacré religieux au sacré laïque. La modernité n’a donc pas abouti à une véritable désacralisation, selon la doctorante de Sciences Po Paris. Pour ma part je dirais même que la modernité récente a abattu l’ancien sacré mais s’est empressée d’en constituer un autre.
Le plus rare chez A. Colosimo - les autres cas dans la presse francophone sont plus que rarissimes- réside dans sa dénonciation de la loi Pleven, qui en 1972 introduit en France le délit d’incitation ou de provocation à la haine.
Dans le Monde des Religions comme dans son livre, elle dit clairement que cette loi n’est que le maquillage d’un délit de blasphème réinstauré en transformant l’ancien concept en offense aux croyants, l’offense à Dieu n’étant plus possible.
Pour elle, la loi Pleven a été « une erreur fatale » et a créé un « communautarisme sauvage », notamment par la possibilité donnée aux associations de porter plainte, ce qui était réservé à des personnes lésées directement ou au ministère public.
C’est un outil politique ou théologico-politique donné aux minorités. Sur l’immigration des dernières décennies et l’aveuglement qui l’a créée, A. Colosimo a, dans son livre, une phrase-choc pertinente et qui brise un tabou.
Pour elle3, dans plusieurs pays européens, on a fait « le choix d’une main d’oeuvre immigrée bon marché plutôt que d’opérer les réformes que réclame la vétusté de leurs appareils industriels » (p. 153).
A méditer quand on nous dit que les immigrés sont un enrichissement pour les pays d’accueil.
Pour la question du performatif pour justifier le contrôle des paroles et des écrits, A. Colosimo réclame, dans le Monde des Religions, de mener d’abord un travail philosophique (j’ajouterais linguistique et historique) sur la question. Elle n’est donc pas convaincue malgré la pression médiatique et politique.
Pour A. Colosimo, la seule limite à la liberté d’expression, c’est l’atteinte à l’honneur- ce que je comprends comme la diffamation, ce qui ne me pose pas problème - et il ne peut s’agir que de mesures d’ordre individuel et en aucun cas de protection de groupes.
Pour sa part, Gaétan Supertino, qui est journaliste, a eu la bonne idée dans la suite du dossier d’interviewer notamment Valentine Zuber, de I’École pratique des hautes études.
Celle-ci voit clairement que depuis une quarantaine d’années, il y a une volonté politique d’encadrer la liberté d’expression et que toute la question tourne autour « de la définition d’un sacré, d’un sacré républicain ». Seuls les aveugles et quelques anticléricaux désemparés par l’évaporation de leur cible traditionnelle ne le voient pas.
Jacques de Saint-Victor, dont j’ai récemment parlé4, reproduit ensuite les idées de son beau livre, Blasphème, brève histoire d’un « crime imaginaire », et relève impitoyablement que « les arguments que l’on entend aujourd’hui en faveur du respect des « convictions intimes » - émanant de milieux progressistes […] - reprennent des arguments fort proches de ceux qu’on entendait en cette fin de XIXèsiècle », c’est- à-dire lors de débats en France sur la liberté de la presse de 1881.
Celui qui n’a rien compris
Comme dans chaque numéro, André Comte-Sponville intervient dans le rôle de l’athée de service.
En une page (la 57), il accumule stéréotypes mous et erreurs manifestes. Il ne voit absolument pas que la religion n’est pas forcément et n’est plus l’objet du blasphème. Il s’appesantit sur une fable - dont , il est vrai, il n’a pas le monopole- et dont par ailleurs V. Zuber montre la fausseté.µ
Comte-Sponville soutient qu’ « on insulte que le Dieu des autres », en déduit prestement que nul n’a le sentiment de blasphémer et décrète que le blasphème n’est jamais jugé par ceux qui le profèrent mais seulement par ceux qui s’en offusquent !
On croit rêver…Il veut bien que le blasphème ne soit pas réprimé mais il est normal que les croyants jugent certains propos blasphématoires. Il a beau dire que renoncer à la liberté de l’esprit serait plus grave qu’interdire le blasphème, il veut quand même que l’on combatte les religions et l’athéisme« poliment, respectueusement ».
On croyait que le blasphème impliquait l’irrespect. On n’est pas Charlie, très probablement.
Celui qui se décide à parler
Autre bonne nouvelle récente, d’une source moins inattendue, un article de Jean-François Kahn5.
Il se limite un peu indûment à la seule partie gauche du champ politique et profite un peu trop de la situation calamiteuse de celle-ci après les élections françaises de 2017 pour dire maintenant ce qu’il eût mieux valu dire plus tôt. Il dénonce judicieusement la tendance à l’inquisition permanente, à la criminalisation du non-conforme, à la chasse compulsive au moindre propos déclaré inadéquat, à la mise ne fiche des mal-pensances, à la normalisation de la violence accusatoire, au rejet de la contradiction, àla prégnance des dénis de réalité (le mal n’est pas la chose mais sa désignation).
Ca va mieux et Anastasia Colosimo a l’avenir devant elle.
(1) Le Monde des Religions, Le blasphème. Pourquoi il fait scandale, N° 83 (mai - juin 2017), pp. 26 - 57
(2) Anastasia Colosimo, Les bûchers de la liberté, Paris, Stock, 2016, 231pp. Prix : +/- 20,75 €
(3) Dans un tout autre contexte, celui de mes activités professionnelles, à un orateur titré qui tenait absolument à ce que lors de l’élaboration d’une exposition, on s’astreigne à oeuvrer avec chacune des parties en cause, je lui ai rétorqué que si on s’avisait par exemple de faire une exposition sur l’immigration organisée de travailleurs étrangers pour les mines de Belgique après la Seconde Guerre mondiale, on n’arriverait, à consulter patrons et syndicats, qu’à masquer la vérité, qui était qu’il eût mieux valu ne pas écouter leur point de vue commun et consacrer l’argent qui couvrait les pertes d’exploitation des charbonnages à favoriser des industries nouvelles
(4) cf Bulletin de la LABEL, N°56 (septembre 2016)
(5) Jean-François Kahn, Naufrage de la gauche : à qui la faute ?, Le Soir du 11 juillet 2017, article repris avec de légers changements et un autre titre (Les médias ont aussi causé la débâcle de la gauche) dans : Le Monde du 8 août 2017.