Bulletin 61 juillet 2018 - L’Inquisition et l’Index, tigres de papier?
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Bulletin 61 juillet 2018 |
L’Inquisition et l’Index, tigres de papier? |
Du passé, faisons table rase? |
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Patrice Dartevelle
Fort logiquement, l’Inquisition et sa manifestation « intellectuelle », l’Index ont mauvaise presse depuis longtemps. Ce sont les symboles mêmes de l’intolérance et du refus du pluralisme. Il est bien rare qu’ils trouvent encore des défenseurs.
Peter Godman, professeur à l’Université de Tübingen, ne veut pas à proprement parler réhabiliter ces tristes organes de répression. Son Histoire secrète de l’Inquisition. De Paul III à Jean-Paul II - titre peu adéquat et racoleur-, publiée il y a une décennie1, me semble prendre un intérêt croissant avec la création dans plusieurs pays, dont la Belgique, de multiples institutions chargées de contrôler et de faire sanctionner ce qui s’écrit, ce qui se dit.
Ce que veut démontrer et démontre P. Godman, c’est que quand on consulte leurs archives, ce qui n’est possible théoriquement que depuis 1881 grâce à Léon XIII mais pratiquement depuis beaucoup moins longtemps, Saint-Office et surtout Congrégation de l’Index - c’est principalement celle-ci qui est étudiée- sont aux antipodes d’une administration organisée, disposant d’instructions claires et cohérentes, active, disciplinée, travaillant avec intelligence et sens de la justice et, bien sûr efficace. C’est tout le contraire qu’on peut voir : bêtise, inculture, confusion et inefficacité.
On peut globalement suivre l’auteur même si lorsqu’il conclut qu’on ne peut comparer les méthodes et les résultats du Vatican avec ceux d’Hitler et de Staline, il se laisse prendre par son sujet et oublie bien des crimes et souffrances, comme l’exécution de Giordano Bruno2. Il faut prendre en considération qu’au XXe siècle, l’Église a perdu longtemps ses pouvoirs de coercition physique et les moyens dont elle disposait dans des époques lointaines et que des massacres par millions de victimes ne sont devenus possibles qu’à l’époque contemporaine. Comparer avec la Terreur en France en 1793-1794 et ses 2.600 victimes serait plus adéquat3. L’étude de P. Godman part de Paul III, pape de 1534 à 1545, qui fut l’initiateur du Concile de Trente et le réformateur de l’Inquisition.
La question de l’Index ne commence que bien après celle de l’Inquisition, créée en 1229, selon la date communément admise. C’est le pape Paul IV qui crée en 1559 le premier Index librorum prohibitorum. Il n’annonce vraiment rien de bon : aucune des versions postérieures ne sera aussi sévère. Tous les ouvrages écrits par les « hérétiques » (passés, présents et futurs) sont interdits même s’ils ne parlent pas de religion. Il en va de même pour les ouvrages des Pères de l’Église ou d’autres catholiques « bon teint » s’ils ont été commentés par des « hérétiques », de toutes les bibles et évangiles en langue vernaculaire non autorisés préalablement par l’Inquisition, de tous les ouvrages de magie, d’astrologie et de divination, de tous les livres des décennies précédentes où n’apparaît ni le nom de l’auteur, ni celui de l’éditeur ou la date et le lieu de publication. Même des ouvrages catholiques indispensables à l’enseignement se trouvaient interdits. Son successeur, Pie IV, ne peut qu’inviter le Concile de Trente à réexaminer la question avec plus de modération. Elle fut toute relative et le second Index, publié en 1564, créait surtout, à côté des ouvrages interdits purement et simplement, une catégorie d’ouvrages susceptibles d’être autorisés après remaniements. Mais il y avait des livres d’Érasme dans les deux catégories, ce qui n’était pas simple, et de toute manière Érasme était mort en 1536...
On comprend qu’assez rapidement les successeurs de Pie IV, Pie V et ensuite Grégoire XIII- celui du calendrier- vont créer et mettre en place en 1571 un nouvel organe, la Congrégation de l’Index des livres interdits. Nihil novi sub sole, ils ont fait ce que nous continuons de faire en épaississant la lasagne institutionnelle. Il y a en effet la nouvelle congrégation mais le Saint-Office continue d’exister ainsi qu’une catégorie particulière d’ecclésiastiques de Curie, en fait des dominicains, les maîtres du Sacré Palais, qui s’occupaient traditionnellement de la censure des livres à Rome. En plus dans différents pays, d’autres censeurs dressent des listes d’ouvrages interdits, procèdent à des condamnations ...ou attendent les décisions de Rome. Pour couronner le tout, il n’y aura jamais de document donnant les critères de censure et les motivations ne sont pas publiées.
Le royaume de l’ignorance
Sélectionnons quelques cas parmi les perles citées par Peter Godman.
Le plus grave et qui en dit long sur le degré d’improvisation, c’est que la nouvelle congrégation n’examine pratiquement que les cas pour lesquels elle a reçu une plainte. Elle laissera tranquilles Newton (dont les censeurs de l’époque n’avait probablement aucune idée, dit Godman) et, plus surprenant, Charles Darwin.
En outre il est rare que les censeurs connaissent d’autres langues que le latin et l’italien. Aucun censeur n’a lu Luther, faute de connaître l’allemand. C’est grave en soi et, par conséquent, les censeurs sont incapables de repérer qu’un auteur catholique reprend texto mais sans le dire, des propos du fondateur du protestantisme.
Pour pallier leur ignorance de l’allemand, les censeurs de la Congrégation imaginent de se procurer les catalogues de la Foire du livre de Francfort (déjà) et condamnent tous ceux dont le nom figure dans l’un d’entre eux.
Lorsque Montaigne se rend à Rome en 1580, la Congrégation charge deux moines français d’examiner les Essais, puisque personne dans ses rangs ne connaissait le français. Leurs commentaires et analyses sont d’une rare indigence. Et quand Montaigne à qui, par un rare privilège, on en donne connaissance, les a tournés en ridicule, le Maître du Sacré Palais convient avec lui que les censeurs étaient des sots.
Très longtemps, la Congrégation condamne tout auteur qui réalise une traduction personnelle de passages de la Bible. Mais le Concile de Trente avait pourtant reconnu que la traduction latine officielle, la Vulgate, était imparfaite.
Au XVIIe siècle, le censeur du Léviathan de Thomas Hobbes (paru en anglais en 1651) passe trois ans à partir de 1700 à examiner la version latine (de 1668). Il s’en tient pratiquement au Prologue et se borne à des considérations sévères mais négligeant l’essentiel. Grâce à ce genre de travail, le censeur put entamer une belle carrière. Mais ce ne fut pas grave car pour repérer l’interdiction dans l’Index, ce n’était pas simple : on classa l’œuvre sous la lettre T (de Thomas) avec une note renvoyant à Thomas « Gobes ».
En 1664, on condamne l’œuvre de Descartes jusqu’à correction. Mais Descartes était mort en 1650. Probablement, avec une rare inconscience ou arrogance, les censeurs voulaient-ils faire les modifications eux-mêmes. En fait ils n’avaient rien lu. Ce n’est qu’en 1671 que le Saint-Office commande à Paris des exemplaires des œuvres de Descartes.
Des incompréhensions majeures
Mais certains défauts, certaines insuffisances particulières chez les censeurs vont avoir des effets si nocifs que la compréhension des textes en devient quasi impossible. On voit ainsi comment l’Église de la Contre-Réforme s’est barricadée face à l’évolution des esprits, comment elle a considéré toute nouveauté comme étant à empêcher et à détruire. Mais finalement c’est le monde, comme on disait, qui finira par ignorer l’Église. Les censeurs ne vont par exemple rien comprendre au développement de l’esprit historique.
La condamnation en 1783 du célèbre historien Edward Gibbon et de son chef d’œuvre, Histoire de la décadence et de la chute de l’Empire romain, de 1774 est le cas le plus manifeste de cette incompréhension - qui n’est pas seulement due au fait que le censeur, Jean Ponsard, « obscur Belge peu instruit » selon Godman, ne connaissait pas l’anglais. Il va se servir d’une traduction italienne d’une traduction française, traduction italienne dont il ne va examiner que le troisième volume.
Pour le censeur, évidemment impitoyable, le profane est soumis au sacré et la religion, du moins la chrétienne, ne peut être traitée comme un phénomène humain où le surnaturel n’aurait rien à faire. Or Gibbon traite par exemple des raisons du succès du christianisme et la Providence divine n’y joue aucun rôle pour lui.
Ponsard tente de présenter les propositions de Gibbon contraires aux « arguments pour croire en note foi sur une base rationnelle ». P. Godman confronte en deux colonnes le texte de Gibbon et la manière dont Ponsard synthétise l’argument de Gibbon. Quand Gibbon parle, parmi les causes du triomphe du christianisme, de la croyance au don des miracles attribué à l’Église, Ponsard traduit que pour Gibbon la cause est « la diffusion miraculeuse » de la nouvelle religion. Mais cette fois encore la condamnation n’aura guère d’importance : on va classer dans l’Index l’ouvrage à la lettre S, pour Storia della decadenza...
L’esprit historique (re)naît à partir du XVIIe siècle et la Congrégation de l’Index n’y voit que du feu.
Un problème identique va se présenter au XIXe siècle avec le développement de la littérature romanesque, spécialement les grands auteurs français, Flaubert, Stendhal, Hugo, Balzac, tous mis à l’Index, à la demande de l’évêque de Luçon qui, envoie en 1864 un rapport assassin au sujet de ces écrivains.
Le plus critiqué est Madame Bovary, à cause des propos du pharmacien sur le nom duquel on a construit un adjectif désignant un anticlérical rabique, Monsieur Homais. Le problème est que les censeurs sont incapables de dissocier l’auteur et ses personnages. Tout propos de l’un de ceux-ci est perçu comme engageant l’auteur. Reconnaissons que le roman de Flaubert ne sera beaucoup mieux traité par la Justice française mais là, c’est l’immoralité du personnage principal et l’ambiance du roman qui étaient en cause.
Le niveau intellectuel ne s’est pas amélioré avec les siècles, pas plus que l’organisation, restée empirique. Tout cela va se manifester dans le Syllabus (catalogue des principales erreurs de notre temps, sorte d’annexe à, l’encyclique Quanta cura de 1864. Les cardinaux-inquisiteurs étaient indécis quant à cette liste et on finit par en charger un censeur, Luigi Billio, futur cardinal, qui jusqu’au soir précédant la publication raya encore des noms.
Les luttes pour le pouvoir
Dans le milieu, les attaques internes sont légion et le métier de censeur n’est pas exempt de risque. Dès le Concile de Trente, un fanatique dénonce au pape les pères conciliaires : chargés de lire des livres finalement interdits, ils ne lisent plus tien d’autre. S’en prendre au pape ou de préférence à un des précédents est monnaie courante (l’attaque a évidemment un sens politique d’actualité), tout comme dénoncer des responsables de la censure. Ainsi Francisco Pena, censeur lui-même, ennemi juré des jésuites, s’en prend au futur cardinal Bellarmin, qui présida le Tribunal qui a condamné Galilée. Il tente de faire interdire un de ses ouvrages, pourtant référence absolue de l’orthodoxie du temps, Débats sur les controverses de la foi chrétienne, contre les hérétiques, parce qu’il cite le nom des hérétiques à qui il s’en prend. Ne rions pas trop fort. Que fait d’autre la Sûreté nationale belge quand elle tient en suspicion (jusqu’aux écoutes téléphoniques) les sociologues et historiens qui travaillent sur les « sectes », sans même s’interroger sur le fait qu’ils communiquent avec les groupes les plus opposés? La lutte contre la liberté de conscience et d’expression n’élève pas les esprits, aujourd’hui pas plus qu’hier.
Profitant d’un nouveau pape, Paul V, que Bellarmin, devenu cardinal, n’hésitait pas à critiquer, Pena traite le jésuite de « petit chrétien ».
Devenu consulteur de la Congrégation de l’Index, Pena va s’en prendre au pape Pie II (1458-1464). Celui-ci est mort depuis longtemps mais il est le prototype des papes humanistes qui ne goutent guère le fondamentalisme. Il est l’auteur d’un ouvrage féroce à l’égard des hauts prélats, devenu impensable de la part d’un pape, les Mémoires d’un pape de la Renaissance, où il ne cache rien des petitesses de l’Église et de ses princes, comme, lors du conclave qui l’a élu, la tenue d’une réunion de plusieurs de ses opposants dans les latrines.
La censure est un exercice périlleux pour les censeurs eux-mêmes. Ainsi Honoré Fabri, le censeur de Descartes, est emprisonné en 1671 du fait de ses sympathies coperniciennes.
Le pape Sixte Quint (1585-1590) interdit les livres de Bellarmin. Mais celui-ci en réplique, censure la Bible latine éditée par le pape et, de sa seule autorité, supprime son propre nom de l’index. L’ambiance est tumultueuse, c’est peu dire encore. Mais les procédures de censure et les conflits qu’elles entraînent ne peuvent que participer aux luttes pour le pouvoir, celui-ci pouvant être la réalité cachée de conflits d’apparence théologique.
Benoît XIV
Un pape va essayer d’apporter remède à tout cela, Benoît XIV, pape de 1740 à 1758, ancien « patron » de la Congrégation de l’Index et spécialiste en canonisation mais qui n’en est pas moins le « pape des Lumières ». Il publie en 1753 la constitution apostolique (décret du pape ayant force de loi pour les catholiques) Sollicita ac provida. Benoît XIV connaît l’insuffisance des censeurs et, nous sommes en plein siècle des Lumières, il mesure tant le scandale que suscitent les décisions et la procédure que l’inefficacité des mises à l’Index, qui sont devenues des sources de publicité pour les auteurs.
La constitution apostolique de Benoît XIV établit une procédure. Tout d’abord les dénonciations et plaintes ne sont plus automatiquement considérées comme un indice justifiant l’ouverture d’une procédure. Chaque fois un censeur doit faire un rapport examinant les motifs de la plainte, après une étude attentive (on a vu que ce n’était vraiment pas le cas même en prenant en compte la totalité de la procédure). S’il trouve quelque fondement à la démarche, le censeur désigne deux autres collègues, avec l’accord du préfet de la Congrégation, en vue d‘un rapport final. Il y a ensuite une réunion préparatoire avec six consulteurs. En cas de conclusion défavorable à l’auteur, un collège de cardinaux intervient. Si celui-ci confirme la proposition d’interdiction, un contact doit être pris avec l’auteur, préalablement à toute décision.
On possède une lettre de Benoît XIV particulièrement dure à l ‘encontre de la Curie- c’est comme un avant-goût du pape François-. Il y critique « le peu de savoir et de capacité qu’il y a présentement dans le Sacré-Collège, la scandaleuse désunion qui y règne, chacun n’ayant en vue que son intérêt particulier ». Le Sacré-Collège est certes un ensemble plus vaste que la Congrégation de l’Index mais l’ambiance générale qui règne au Vatican est lamentable en tout. La démission de Benoît XVI en 2013 et plusieurs discours du pape François ne paraissent pas indiquer un grand changement, au moins en ce qui concerne le souci de l’intérêt général. Benoît XIV avait pris l’initiative de Sollicita ac provida face à la condamnation de L’Esprit des lois de Montesquieu. Même rédigée en termes modérés, elle avait déplu au pape.
Mais à peine Benoît XIV mort, sa Constitution est tournée ou oubliée et en 1763 la condamnation des Lettres persanes du même Montesquieu est prononcée après une procédure sommaire, identique à ce qui existait avant la Constitution. Dans la foulée, on condamne tout aussi sommairement le Candide de Voltaire.
Vers la fin
Pendant le XIXe siècle, époque d’irrédentisme catholique, rien ne va s’arranger. Toute règle de procédure est abandonnée, signe probable de l’accroissement du pouvoir pontifical, et l’anarchie règne en maître à la Congrégation de l’Index. Non sans malice, P. Godman relève qu’en 1872, le document imprimé reprenant le dernier Index est tout simplement épuisé, à une époque où l’Église, qui vient de proclamer le dogme de l’infaillibilité pontificale, veut redoubler de sévérité.
J’ai déjà cité les interdictions frappant presque tous les chefs d’œuvre de la littérature français du XIXe siècle mais bien des problèmes subsistent au XXe siècle, malgré un changement majeur, la suppression de l’Index par Benoît XV en 1917.
C’est le Saint-Office qui reprend ses tâches et va se ridiculiser dans la censure de La Puissance et la gloire de Graham Greene, publiée en 1940.
Le Saint-Office n’est, hélas ou heureusement, pas plus professionnel que la défunte Congrégation. Les dénonciations restent son moteur premier. Dans le cas de Greene, c’est un petit éditeur suisse qui veut publier une traduction allemande du roman. Il consulte le prêtre de sa paroisse qui demande l’avis du Saint-Office en 1949. Celui-ci l’envoie paître. Le problème vient de ce que La Puissance et la gloire met en scène un prêtre, ivrogne et père d’un enfant illégitime, qui est confronté à un homme politique athée et puritain. Celui-ci le fait fusiller après qu’il a donné les derniers sacrements à un criminel, en sachant ce qui l’attendait. En 1953, ce n’est pas rapide mais il y a eu la guerre et le Vatican ne lit toujours pas l’anglais, après une dénonciation, le Saint-Office se penche sur la question. Comme autrefois, les censeurs ne comprennent pas la fiction, ne peuvent supporter la mise en scène d’un tel prêtre. Le problème est complexifié par le fait que Graham Greene s’est converti haut et clair au catholicisme. Les censeurs voudraient donner des indications à Greene pour qu’il corrige son texte. Mais en plus un très proche collaborateur du pape Pie XII, Montini, de facto Secrétaire d’État et papabile notoire, prend la défense de Greene en se prononçant sur le fond dans une lettre : le roman est pour lui une œuvre remarquable, d’une qualité littéraire singulière. Le Saint-Office s’en tire en demandant à l’archevêque de Westminster de tirer les oreilles à l’écrivain.
Devenu pape sous le nom de Paul VI, Montini n’oubliera pas l’affaire. En 1965, il débaptise le Saint-Office en Congrégation pour la doctrine de la foi et, pour ceux qui n’avaient pas compris, en 1966 il indique que l’Index n’a aucune valeur légale. P. Godman n’a pas de mot trop élogieux pour Paul VI. C’est certes mérité sur le plan qui l’occupe et je ne peux donc lui adresser de reproche mais de manière générale Paul VI a été le pape qui petit à petit est revenu sur l’esprit de Vatican II, par exemple en maintenant l’interdiction de la contraception par son encyclique Humanae vitae, contre l’avis des experts désignés et des cardinaux qui supervisaient ceux-ci.
La triste histoire de l’Index était donc finie. Celle de la repentance pouvait commencer.
En 2000, Jean-Paul II confesse les erreurs des chrétiens de tous les âges, sans prononcer le nom de l’Inquisition mais en avouant que « Dans certaines périodes de l’histoire, les chrétiens sont parfois tombés dans l’intolérance » et le cardinal Ratzinger, précisément préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi, « héritière » du Saint-Office a parlé d’ »hommes d’Église même [qui], au nom de la foi et de la morale, ont parfois [...] eu recours à des méthodes qui n’étaient pas conformes aux Évangiles ».
Des leçons pour nous?
Il faut toujours se méfier des « leçons de l’histoire ». Beaucoup d’historiens soutiennent qu’il n’y en a pas, voire que la connaissance de l’histoire ou son vécu peuvent constituer des obstacles à la compréhension correcte du présent4. Cependant l’Index a une histoire de quatre siècles et il n’est pas si vraisemblable qu’il n’y ait aucune observation à en tirer même s’il faut prendre en compte la spécificité d’une Église et de son domaine et ne pas négliger les changements de mentalités et de modes d’action qui sont intervenus en cinquante ans. Ceux-ci peuvent se produire en sens divers, d’une vraie attitude de liberté jusque dans les années 1980 au retournement de la situation depuis.
Quelques éléments peuvent frapper. La Congrégation de l’Index ne dispose pas d’un vrai pouvoir judiciaire ou de coercition. C’est le Saint-Office ou le pouvoir civil qui en dispose. C’est un organe au statut pas si logique, utilisé encore pour passer outre aux institutions répressives « normales », celles du pouvoir judiciaire. Nous refaisons de même depuis quelques décennies, en créant des organismes normalement redondants avec le Parquet. On invoque parfois des raisons de technicité, comme l’AFSCA pour le contrôle alimentaire, ce qui n’empêche pas les dysfonctionnements entre l’organe spécialisé et le Parquet. Dans d’autres cas, il s’agit d’organes parasites comme le Centre pour l’Égalité des chances, devenu UNIA, qui ne peut agir comme le Parquet mais dispose de moyens d’enquête propres, un peu comme la police, porte plainte comme tout le monde mais il a un droit particulier à le faire et n’est vraiment pas comme tout le monde. Pourquoi police et Parquet ne suffisent-ils pas pour appliquer la loi de 2007 sur les discriminations (dont je ne conteste que les articles réprimant l’incitation à la haine)? C’est un pouvoir à forte autonomie et qui ne rend pas véritablement compte à son Ministre. Songez à ce que je viens d’exposer...
Un autre organe encore plus bizarre est le CIAOSN, Centre d’information et d’avis sur les organisations sectaires, créé par la loi du 2 juin 1998. Nul n’a jamais pu définir une secte et donc les bases légales de l’action du CIAOSN ne peuvent être sérieuses. La Congrégation de l’Index n’a jamais eu non plus de lignes de conduite mais du moins l’existence de l’Église était-elle certaine. Mais ici il y a un larron de plus dans la foire, la Sûreté de l’État. Celle-ci a compté très longtemps la surveillance des « sectes » parmi ses quatre priorités. Un choix qui en dit long sur le caractère irrationnel et obsessionnel de certaines décisions, caractère fréquent en matière de liberté d’expression (ou l’argent n’a guère la capacité de rationaliser les attitudes). Bel enchevêtrement des institutions, sans compter que le Parquet existe et que dans ce domaine, celui de Bruxelles a largement montré sa néfaste incompétence et sa profonde intolérance primaire, comme l’ont heureusement démontré les juges du Tribunal correctionnel de Bruxelles le 11 mars 2016, en déboutant l’accusation de manière cinglante et en relaxant l’Église de scientologie en rappelant que nul ne peut être amené à défendre la doctrine à laquelle il adhère. Il est plus d’une fois arrivé que des censeurs romains finissent condamnés pour le genre de délit qu’ils avaient poursuivi.
L’histoire de l’Index montre que la sélection, la direction et le contrôle des censeurs constituent un problème majeur pour un organe de répression des idées. En quatre cents ans, l’Église n’y est pas parvenue. UNIA a déjà connu un président qui a préféré se retirer. Cela montre que le consensus n’est pas si facile mais surtout qu’on s’est empressé de désigner un autre président, plus coopérant. Il y a un aspect « forcené » dans ces organes de censure.
Je ne veux pas soutenir que ces organes que nous connaissons connaîtront sous peu le sort de la Congrégation de l’Index. Il y a certes parfois des coups d’arrêt, comme celui donné à la persécution des « sectes ». Mais les méthodes de gestion actuelles permettent un contrôle singulièrement plus proche et strict qu’autrefois. Et surtout on travaille aujourd’hui plus subtilement en utilisant (forgeant?) l’état de l’opinion et la caisse de résonance des médias et des médias sociaux. Le Conseil supérieur de l’audiovisuel-en France plus encore qu’en Belgique- prend à l’encontre de journalistes des décisions proches de l’interdit professionnel, ce qui est autrement plus lourd qu’une amende ou un peu de prison.
(1) Peter Godman, Histoire secrète de l’Inquisition. De Paul III à Jean-Paul II, édition originale allemande, Die geheim Inquisition, Wiesbaden, 2005. Pour la traduction française, Perrin, Collection Tempus N°246, 2007 et 2009, édition que j’ai consultée. Curieusement si on se rapporte aux critiques de l’auteur sur les méthodes de travail de le Congrégation de l’Index, la version française est une traduction, due à Cécile Deniard, de la version anglaise.
(2) Une certaine réhabilitation de l’Inquisition semble d’actualité. Julien Théry vient de republier le Livre des sentences de l’inquisiteur Bernard Gui (CNRS Éditions collection « Biblis »). Bernard Gui (1261-1331) est le Grand inquisiteur mis en scène dans Le nom de la Rose. Ses Sentences sont l’une des principales sources pour l’histoire de l’Inquisition, institution dont il est devenu aujourd’hui le représentant-prototype. 6,7 % des condamnations qu’il a prononcées auraient conduit à des peines de mort. Je cite d’après le compte rendu de Jacques de Saint Victor dans Le Figaro du 8 mars 2018.
(3) Annie Jourdan, auteure de Nouvelle histoire de la Révolution, donne ce chiffre dans Libération du 15 mars 2018.
(4) C’est ce qu’enseignait Jean Stengers en citant le cas de l’affaire de Suez en 1956. Des responsables comme le Premier ministre anglais A. Eden ou le Secrétaire Général de l’OTAN, P.-H. Spaak, qui avaient vécu l’immédiat Avant-Guerre, assimilent Nasser à Hitler et redoutent par-dessus tout un comportement « munichois » de la part des occidentaux. Cela les a empêché de voir que l’émancipation du Tiers-monde commençait.