Bulletin Numéro 39


IN MEMORIAM PIERRE DE LOCHT
(25 juin 1916 - 9 mars 2007)

Il m’aura fallu deux jours pour commencer à rédiger cette courte note. Le vide qu’a créé en moi le décès de Pierre m’a comme anesthésié. J’éprouve un besoin pressant de solitude, de retrait, afin de faire défiler dans ma mémoire une longue série d’images et d’échanges. Il me faut assumer ce deuil, le dépasser et vous rejoindre.
Notre première rencontre remonte au mois de janvier 1985.


Le chanoine Pierre de Locht et moi devions nous affronter au cours d’un débat au Foyer Culturel de Seraing autour du thème : « Chrétiens – non-chrétiens face à l’avortement. » L’homme en imposait. Il émanait de lui une autorité naturelle qui forçait le respect. Ses propos étaient de toute évidence la réflexion d’une pensée sans cesse en éveil, d’une constante remise en question des vérités soi-disant établies.
C’était pour moi totalement inattendu. Je croyais devoir participer à un dialogue de sourds durant lequel un prêtre m’assénerait un chapelet d’arguments dogmatiques à l’extrême auxquels il m’aurait fallu répondre par la profession de foi aussi peu nuancée du vindicatif militant de l’avortement que j’étais. Il n’en fut rien.


L’échange fut d’une parfaite courtoisie et l’affrontement idéologique auquel je m’étais préparé n’eut jamais lieu. Il m’était apparu après quelque temps qu’il n’y avait dans le chef de cet inconnu auquel j’étais confronté, aucun dessein pervers de me décontenancer par une tactique concertée. J’avais devant moi, face à moi, au contraire, un homme tourmenté, à l’écoute de son prochain et empreint d’un profond humanisme.
Son courage, sa détermination, sa cohérence lui avaient attiré la vindicte de l’autorité académique de l’Université Catholique de Louvain pour laquelle il était inacceptable qu’un de ses enseignants ose proclamer que dans nombre de cas l’interruption précoce de la grossesse était justifiée et que dès lors elle devait pouvoir être pratiquée dans un cadre légal et dans les meilleures conditions sanitaires et psychologiques.


Pour Pierre de Locht, l’être humain jouissait d’une primauté absolue sur tous les interdits. Pour cet érudit qui avait en son temps enseigné en latin (!!!!), l’adage « Nil humani alienum » constituait une véritable profession de foi.
Pierre de Locht, aux côtés de nombreux autres personnages qui – comme lui - m’auront marqué à jamais, devait être un des membres fondateurs de la Fondation Willy Peers, créée cette même année 1985 à l’initiative de Roger Lallemand.
Il devait s’y dépenser sans compter jusqu’à la dissolution de la fondation au début de l’année 2006. Il ne fait aucun doute que sa force tranquille, la caution morale qu’il apportait à la cause, la contagieuse et incessante énergie qu’il déployait, contribuèrent grandement à l’aboutissement heureux du combat
Un droit fondamental, une exigence incontournable en matière de santé publique et individuelle, l’indépendance de la femme en matière de décisions concernant sa personne physique et morale, la sphère la plus intime de son être et son avenir furent – enfin ! - reconnus par la loi du 3 avril 1990.
Ces acquis sont en grande partie redevables à ce prêtre catholique qui eut toujours pour seules lignes de conduite les enseignements des Evangiles, la voix de sa conscience et l’écoute de la société. Il a oeuvré, avec le plus grand désintéressement, à la cause publique.

Nous serons nombreux à ne jamais l’oublier.

Jean-Jacques Amy, le 14 mars 2007.


LOIS MÉMORIELLES – DU RÈGNE DES MANDARINS À L’INCONSCIENCE GÉNÉRALE


De tout temps, celui des empereurs de Chine comme celui des secrétaires généraux du Parti communiste, la Cité interdite connaissait d’incessants débats politiques un peu particuliers. L’habitude locale faisait que les groupes politiques se livraient bataille pour le pouvoir à travers des débats historiques, évidemment manipulés et dont la recherche de la vérité était absente.


Le temps que les grands cénacles du monde consacrent aux lois mémorielles me paraît parfois relever des coutumes pékinoises, sur lesquelles on ne se privait pas autrefois d’ironiser.


L’ONU


Ainsi, l’ONU, titillée – un peu – par l’exposition de caricatures sur la Shoah organisée par le gouvernement iranien et – beaucoup – par la question du nucléaire, a condamné la négation de l’Holocauste, en usant il est vrai du seul argument de bonne foi possible même s’il est fort ad hoc et facile à réfuter (il faudrait des prisons et des prisons pour interner tous ceux qui, en Europe, surtout balkanique, tiennent des propos qui peuvent nous conduire à une réédition de la guerre 14-18) le risque que la négation entraîne le renouvellement.
L’ambassadeur d’Iran n’a pas manqué de relever le caractère hautement sélectif de la déclaration en citant perfidement la Palestine bien sûr, mais aussi Hiroshima et Nagasaki (1).


Quasi simultanément, l’Italie a adopté une loi partiellement funeste en ce qu’elle punit l’incitation à la haine religieuse (mais pas la haine politique…) mais s’est abstenue sagement en matière de révisionnisme. Le ministre de la Justice a préféré s’incliner devant les protestations des historiens et la peur évidente qu’« une vérité d’État risque de délégitimer la vérité historique » (2).


L’EUROPE


L’Union européenne ne veut pas demeurer en reste et voilà que la chancelière allemande reprend un débat en discussion à l’Union européenne depuis 2001, celui d’une directive pénalisant la négation de l’Holocauste.
Il faut l’unanimité des États en cette matière et en 2005, Silvio Berlusconi avait refusé l’accord de l’Italie (3).


La Grande-Bretagne, l’Irlande et les pays scandinaves ne paraissent pas près de renoncer à la primauté de la liberté d’expression (4).


Il faut dire qu’en songeant à interdire l’utilisation de la svastika hindoue sous prétexte que les nazis l’avaient utilisée, l’Allemagne a fait fort dans le primitivisme et le provincialisme les plus basiques (5).


Mais voilà qu’après quelques mois de palabres, l’Union européenne paraît près de s’accorder sur une directive qui obligerait tous les États à reconnaître les génocides reconnus par une instance internationale et à en sanctionner la négation.
Une restriction importante (mais les textes peuvent évoluer) : la pénalisation ne serait obligatoire que si la négation s’accompagne d’incitation à la haine.
Pourquoi alors s’embarrasser de ces lois mémorielles ? (6)


En plus, la modalité choisie pose les mêmes problèmes que la loi française : on ne pourra contester les décisions du Tribunal de Nuremberg, ce qui voudrait dire qu’on poursuivra tout qui conteste que les crimes de Katyn sont l’œuvre des nazis alors que la culpabilité soviétique est démontrée.
Un seul autre cas de reconnaissance existe actuellement, le génocide rwandais. Là aussi des disputes portant sur plus que des détails ne sont pourtant pas tranchés.


LA FRANCE

On peut toutefois se demander si dans certains pays, à l’inverse ou en conséquence des travaux des mandarins, les esprits mêmes de ceux que leur position devrait inciter à garder la tête froide ne sont pas totalement pervertis.
Ainsi, le 18 janvier, le tribunal correctionnel de Lyon a condamné Bruno Gollnisch, le leader FN, pour contestation de l’existence de crimes contre l’humanité (7). En fait, lors d’une conférence de presse, le 11 octobre 2004, il avait demandé que « la discussion soit libre sur le drame concentrationnaire et l’existence des chambres à gaz ».


Bruno Gollnisch est condamné parce qu’il a fait œuvre d’insinuation en n’affirmant pas que les chambres à gaz avaient existé et en dissimulant ses propres opinions. Dans un élan oratoire surprenant en matière judiciaire, le magistrat écrit : « Ce que les négationnistes avérés et patentés comme Faurisson et Garaudy écrivent ou proclament ouvertement, Bruno Gollnisch l’insinue ».


Dans ces conditons, l’état de droit tant vanté de nos régimes démocratiques n’existe plus. Non pas que je doute que Bruno Gollnisch feigne et finasse mais le juge doit alors en donner par document ou témoignage la preuve formelle ou raisonnable. Rien de tout cela ici.


À ce compte-là, osera-t-on encore longtemps dénoncer dans les cours d’histoire Robespierre, la Terreur et leur loi sur les suspects ? La Terreur est maintenant chez nous, à l’échafaud près. J’espère que ce jugement sera réformé en appel. Il en dit long en tout cas sur les garanties juridiques dont nous pensions disposer en Europe.


Les juristes s’en inquiètent et dans la revue française La Semaine juridique, soixante universitaires demandent l’abrogation de toutes les lois mémorielles (8).


LA REVUE POLITIQUE


Face à pareille atmosphère, on louera d’autant plus la revue belge de gauche Politique qui consacre le dossier de son numéro de décembre 2006 au thème « L’injonction faite à l’histoire – La loi doit-elle sanctionner les vérités historiques ? »
Les meilleurs spécialistes belges d’histoire contemporaine, José Gotovitch, Jean-Pierre Nandrin et Pieter Lagrou montrent bien les failles de l’entreprise mémorielle.


Jean-Pierre Nandrin relève un cas intéressant. La loi française du 21 mai 2001 qualifie la traite des esclaves de crime contre l’humanité et punit qui le conteste. Un historien simplement honnête, Olivier Pétré-Grenouilleau a eu l’audace d’écrire que « la traite n’avait pas pour but d’exterminer un peuple ; l’esclave était une valeur marchande qu’on voulait faire travailler le plus possible. »
De fait, des générations de professeurs de latin ont enseigné que si le sort de l’esclave n’était pas enviable, il y avait une limite logique à sa maltraitance : l’esclave devait être à même de travailler et sur le long terme quelque peu satisfait, sinon son rendement, déjà très relatif, devenait nul.
Un collectif des départements d’outre-mer a déposé plainte contre l’historien. On a perdu tout bon sens.
L’intérêt du dossier de Politique, c’est de lire les arguments des partisans des lois mémorielles, c’est-à-dire ceux de la sénatrice Christine Defraigne et du philosophe François De Smet. Les deux ont en commun que l’histoire et les historiens auraient besoin des politiques.


François De Smet refuse de laisser l’histoire aux historiens. Il prend l’exemple de la philosophie et du droit. Mais il ne faut pas confondre la loi et le droit. La loi appartient aux politiques et seule l’observation du droit peut relever de la science, comme l’histoire de la philosophie.


Mais l’histoire relève de la science, comme la chimie. Si les résultats sont moins probants, parce que le domaine historique ne permet pas la répétition de l’histoire, il n’empêche que les démonstrations historiques sont innombrables. Soutenir le contraire, c’est ravaler l’histoire à ce qu’elle a été trop souvent : un discours guidé par les puissants.
François De Smet renvoie au fond l’histoire à la non-science.
Christine Defraigne fait le contraire. Le législateur doit, selon elle, favoriser l’histoire et peut sinon doit sanctionner celui qui agresse la science historique. Le veut-elle également pour la chimie ? Non bien sûr… Mais même dans les seules limites de l’histoire, s’il fallait punir toute « manipulation consciente des faits », le travail serait considérable. Ne songeons qu’à l’histoire de Belgique telle que nationalistes flamands et wallons l’écrivent.
Autre argument de Christine Defraigne, « la sauvegarde de l’ordre et de la paix sociale dans notre pays ».
On croit rêver. Les publications révisionnistes n’ont jamais dépassé un cercle restreint et l’indignation qui les a accompagnées n’a rien à voir avec la Saint-Barthélemy ou l’affaire Dreyfus.
Pour le reste, je vois des invocations à des valeurs que je partage mais rien sur la légitimité du passage à  l’interdiction d’opinions différentes.


Pour faire bonne mesure, François De Smet prétend que les historiens scientifiques n’ont rien à craindre. Seuls les xénophobes pourraient être poursuivis. Mais l’affirmation est dépassée depuis longtemps. Plus aucun historien « normal » ne traite des problèmes en discussion. Et là est un péril majeur : seuls les révisionnistes s’en occupent et on risque de manquer un jour de force pour les réfuter.


MAL DANS SA PEAU


Que penser de l’état d’esprit qui conduit à de telles lois mémorielles ?


L’ancien ministre des Affaires étrangères français, Hubert Védrine, a consacré récemment quelques pages très sévères aux lois mémorielles. Il y développe une idée intéressante : « Aujourd’hui, beaucoup d’Européens voudraient ne pas descendre de leurs propres ancêtres et se refaire une histoire idéale. Ou, à défaut, expier et se repentir au nom de leurs aïeux.Tout cela est absurde et traduit une nation mal dans sa peau, obsédée de régler ses comptes avec elle-même. » (9)

Patrice Dartevelle

1. Éric Leser, Le Monde des 28-29 janvier 2007.
2. Vanja Luksic, Le Soir des 28-28 janvier 2007.
3. Philippe Ricard et Rafaëlle Rivais, Le Monde du 18 janvier 2007.
4. Le Soir du 16 février 2007, citant une dépêche AFP.
5. Cf. Pascal Martin, Le Soir du 19 février 2007.
6. Le Soir du 19 avril 2007.
7. Le Monde du 20 janvier 2007.
8. Claude Liauzu, « Manipulations de l’histoire » Le Monde diplomatique, avril 2007.
9. Hubert Védrine, Continuer l’histoire, Paris, Fayard, 2007, pp 127-130.