Bulletin 67 septembre 2020

STATUS QUO ? Abattre ou débattre : comment lire une gestuelle revendicatrice
Marc Scheerens

Quand les limites de la science ne sont pas respectées
Patrice Dartevelle

Quand des scientifiques suppriment la réalité
Patrice Dartevelle

 


STATUS QUO ? Abattre ou débattre : comment lire une gestuelle revendicatrice

Marc Scheerens

En préambule : un regard sur Liège…

Au cœur de Liège, devant le Palais de Justice, des structures métalliques évoquent les piliers de la cathédrale qui trônait là jusqu’à ce qu’une Révolution née en France ne vienne la raser. Un visiteur peut toujours explorer en sous-sol les restes de ce ‘saint des saints’ caché à l’œil qui ne saurait le voir. Dans une fausse pénombre, se lisent, en restes de pierres, les occupations successives de ce lieu. Cela va du site gallo-romain (un caldarium) à la crypte cathédrale en passant par un autre bâtiment roman.

C’est une histoire, un récit immortalisé par l’art muséal dont le but serait de faire comprendre que nous sommes nés d’hier et que rien de ce que nous sommes, de ce que nous appréhendons, de ce que nous connaissons, n’est issu d’une génération spontanée, d’un hic et nunc dominant et négationniste. Un tel lieu voué à la découverte semble donc un outil utile pour comprendre l’Humain. Se lit dans les strates : il y avait, il n’y a plus eu, il y a aujourd’hui. Se lit qu’à chaque période, une construction en a remplacé une autre et que chaque construction fixait dans le dur un mode de vie ou de pensée qui devait faire consensus, cimenter un vivre ensemble, donner un sens. Cela informe aussi l’homme contemporain qu’il a paru nécessaire de détruire des certitudes monumentales et contraignantes pour mettre à la place d’autres représentations toutes significatives de l’esprit humain. Ainsi, les tours actuelles de New-York, de Dubaï, du Qatar, impriment-elles dans les consciences, par les yeux qui les regardent, un message non verbal mais parlant, un message fait pour durer. Ces érections, voulues par quelques-uns, sont aussi un lieu, virtuel ou réel, où pourraient s’opposer à l’infini contemplateurs et contempteurs.

… et sur Lascaux.

Pour protéger les grottes de Lascaux (17.000 aCn) de la pollution de ses peintures par les visiteurs, celles-ci ont été reproduites à l’identique dans un nouveau bâtiment. Ce choix autorise de s’imprégner aujourd’hui encore de cet art pictural. Les utilisateurs de ce lieu n’y habitaient pas. Par le dessin, ils représentaient les autres formes de vie. Ces dessins cachaient peut-être un autre dessein : représenter l’animal pour s’en emparer. Est-ce qu’il serait tolérable de détruire ce vestige historique parce qu’il représente durablement la prédation humaine ? Détruire des vies pour les manger choque certains de nos contemporains : ont-ils le droit de détruire la trace historique d’un développement humain grâce à la nourriture carnée ? Manger de l’ure ou du mammouth en lieu et place d’un autre humain ennemi peut-il être qualifié de progrès ? Serait-il nécessaire d’effacer ce gène de l’histoire pour favoriser l’emprise sur la vie actuelle de celles et ceux qui prônent le végétalisme comme l’unique bon comportement ? Yuval Hariri (Brève Histoire de l’Humanité, 2011) décrypte dans son livre comment le petit humain est parvenu à éliminer des espèces bien plus grandes et bien plus fortes que lui par le recours à l’intelligence et la chasse groupée, pour prendre leur place et vivre en sécurité dans les espaces conquis. Ce besoin sécuritaire, qui justifierait d’autres guerres entre humains, est-il aussi un autre gène dominant du comportement humain qu’il faudrait supprimer ? En plus, ce comportement prédateur autant que défensif a induit des rôles sociaux. Dans l’organisation en clans ou en tribus toujours sur le qui-vive, le mâle est le guetteur et la femelle est courbée. L’homme est debout, lance à la main, la femme à ses pieds plante et cueille la graine. De cette forme de vie, il reste des traces dans notre ‘art’ de vivre : faut-il le regretter ou aujourd’hui nous en excuser ? Mais s’excuser – auprès de qui ? – permettrait-il de réparer, de refaire autrement l’histoire ?

Comment comprendre ce qui motiverait la mise à bas ?

Notre intelligence ne nous pousse-t-elle pas à comprendre la nécessité ancienne de tel ou tel comportement, jugé aujourd’hui mauvais ou indigne, pour continuer à évoluer vers un mieux collectif ? Il ne suffira pas de justifier par la science historique, ni de dire ‘Plus jamais ça !’. Il faudra se donner les moyens de matérialiser, de rendre visible et palpable, un état d’âme ou une conscience. Ne pas aimer l’humain, tout l’humain et tout humain, seulement en paroles consensuelles mais en actes et véritablement. Pourquoi vouloir, au nom de quelle nouvelle pensée dogmatique, effacer ces ‘virus’ historiques et toute trace de ce qu’il y aurait d’indigeste, d’insupportable, d’impardonnable dans le passé ? Utiliser une sorte d’eau de javel purificatrice risque aussi de de détruire entièrement le support. Nier pour avoir bonne conscience et se distancer d’hier ne peut suffire puisque nous sommes nés d’hier et que nous en portons les traces ineffaçables. Cherchons ensemble comment élaborer une pensée réflexive qui oriente chacun vers son propre jugement lorsqu’il s’agit de se situer par rapport à un événement, comme l’abattage de statues, qui bénéficie de la publicité des réseaux sociaux ?

Aujourd’hui, il est possible d’acquérir son heure de gloire en se présentant comme le héraut d’une cause. A la vitesse du transfert en gigas, un fait peut faire le tour de la planète pour alerter, soulever, mobiliser. Chaque visionneur est promu au rang de juge : les arguments des défendeurs s’imposent comme des évidences dont le fondement est rarement démontré. Est-il permis ou est-il iconoclaste de s’attaquer aux statues, voire aux noms de rue, dans des territoires de Culture européenne ? Paul de Tarse, un des premiers rédacteur/fondateur de ce qui est devenu le christianisme, nous informe par ses écrits d’une vision théocratique du Monde et de son usage réflexif. Si sa pensée ne fait plus l’unanimité aujourd’hui, elle garde une valeur historique. Nous pouvons accéder par les mots qu’il laisse à certaines théories fondatrices de comportements et d’usages, même si, au travers des recopiages, les textes, portés par des supports fragiles, ont été transformés. Les auteurs de ces ajouts pensaient sincèrement en améliorer la compréhension ou aider à leur acceptation. Pourtant, quelques mots pourraient servir d’outil réflexif, dans un contexte différent. Pour fédérer les communautés urbaines de l’Empire romain, il était d’usage de participer à des solennités religieuses où l’animal sacrifié était mangé par tous les présents (une aubaine pour ceux qui n’avaient rien à se mettre sous la dent !). Un adepte du christianisme naissant pouvait-il le faire ? Était-ce s’identifier par la simple manducation comme membre d’une autre religion ? Paul écrit en réponse (1 Corinthiens, 10. 22): ‘Tout m’est permis mais tout n’est pas utile ; tout est permis mais tout n’édifie pas ; tout est permis mais tout n’est pas profitable. Il est bon d’agir en vue du bien de tous’. En appliquant cette proposition à l’événement actuel de l’abattage de statues controversées, il faudrait demander aux auteurs de révéler leurs intentions cachées : le bien universel ou le profit personnel ? Ces actions, chez nous, se passent souvent de nuit. La nuit devient un vêtement d’anonymat : On (la justice et ses pandores) ne saura pas qui mais la signature renverra, par exemple, à Black Live Matters, ce mouvement d’ampleur mondial couvrant une multitude de faits catalogués mauvais. (A l’inverse, les militants de Green Peace montent à l’assaut de grues ou de sites protégés en plein jour !) Un mouvement d’humeur mondialisé peut-il être la seule justification d’actes qui portent atteinte violemment à l’espace public ? Quel est l’objectif poursuivi, quel est la visée, quel est le fondement de ces actions ?

L’existence cachée d’une censure de convenance ?

Il faut un débat d’idées sur les motivations qui ont poussé certains à agir contre le ‘Peuple des statufiés’. Parce que la menace est la censure du langage ordinaire ! Ainsi Timothée de Fonbelle voit son ouvrage écrit en français ‘Alma, le vent se lève’ et destiné principalement à de jeunes lecteurs, interdit de parution en anglais sous prétexte qu’un ‘blanc’ ne peut pas parler d’une héroïne noire.


Caroline Fourest (Génération offensée – Grasset 2020) voulait éditer en anglais une BD relatant l’histoire de Clodette Calvin (première Noire américaine à avoir refusé la ségrégation dans un bus, quelques mois avant Rosa Park) avec des dessins d’Emilie Plateau. L’éditrice américaine refuse de mettre sous presse en arguant que la dessinatrice est blanche. A partir de cette expérience, l’auteure cherche la provenance de ce refus. Il y a un mouvement militant aux États-Unis qui voit dans la littérature, dans les cours de philo et autres, des micro-agressions. Ce mouvement favorise le ‘moi je’ qui se trouve alors gravement offensé. L’adhérent peut même en connaître peu sur le sujet : il devient un harceleur puissant capable de faire virer un professeur. Si le professeur, pour garder son métier, devait promettre de s’éduquer, de veiller à ne pas se soustraire au code de nouvelles convenances (par ailleurs infondées) ne devrions-nous pas y voir la naissance d’un nouveau totalitarisme qui ne dit pas son nom ?

Noirs et blancs : vers un match nul ?

Il semblerait qu’une rancune puissante – comme de la levure – fasse monter par la force le besoin d’opposer le noir et le blanc. S’il s’agit de termes génériques, il faut écrire Noir et Blanc. Dans le langage courant, plus possible de laver plus blanc que blanc ou de dire que le noir me va bien. ‘A force de picoler du petit blanc, je suis devenu noir (en passant par le gris)’ : cette phrase pourrait disqualifier son auteur. Est-ce qu’il existe vraiment un fondement discriminant à nos comportements ? Est-il normal que d’aucuns puissent croire que s’ils étaient nés blancs dans un pays peuplé de blancs, ils auraient dans les mains de meilleurs atouts pour réussir leur vie ? Cela pourrait venir du fait que même dans des Villes européennes, l’autorité publique contrôlerait plus facilement l’identité des personnes en couleurs. Mais alors il faut se demander pourquoi une pigmentation de peau peut rendre quelqu’un apte ou inapte à parcourir l’espace public, à y travailler, à y aimer, à y faire la fête. En Occident, le code couleur instillé par les catéchismes a sans doute influencé la lecture du blanc et du noir. Ceux qui auraient été formés par la religion d’une certaine époque se souviendront des images du manuel : un cœur ‘blanc’ pour représenter le fidèle, un cœur noir pour représenter le vice et l’âme encombrée. Par une espèce de déplacement ou d’automatisme non-réfléchi, l’Homme blanc devient le modèle pur et l’Homme noir une menace. Cette dialectique a sans doute pu jouer son rôle discriminant dans le regard porté sur celui ou celle qui est noir même au dehors. Une telle lecture avait justifié l’apartheid en Afrique du Sud. L’Eglise catholique a pourtant connu trois papes africains (venus des tribus berbères) comme évêque de Rome : quel était leur degré de coloration ? Pour l’anecdote, si Pierre a bien été le premier évêque de Rome (cette forme hiérarchique codifiée n’existait pas encore), dans ce cas, le premier dirigeant de ce mouvement religieux est un asiatique et qui plus est un israélite comme son maître et modèle. La statuaire de son tombeau au Vatican est un bronze (posé sur un trône de marbre) : cette couleur ‘foncée’ traduirait-elle son origine ? Mais sur le parvis, à l’extérieur, le personnage de Pierre est en marbre blanc. Ceci devrait suffire pour rappeler que la statuaire est aussi un acte social quand elle représente l’idée que l’on se fait de quelqu’un. Alors, encore une fois : abattre ou en débattre ?

Fonction sociale ou politique de la statuaire.

Il existe un Édit du Roy touchant la police des îles de l’Amérique Françoise publié à Versailles en mars 1685. Cet écrit est aujourd’hui attribué à Monsieur Jean-Baptiste Colbert, surintendant des bâtiments et des finances, promoteur de l’industrie et du commerce, mort en 1683 ! Dans cet écrit, l’article premier enjoint à tous les officiers du Roi de chasser les juifs qui auraient résidences dans ces îles. Qui oserait évoquer aujourd’hui cet antisémitisme notoire ? Dans l’article deux, le Roy enjoint de baptiser et d’instruire dans la religion catholique et romaine tous les esclaves. Par-là, il s’oppose à leur chosification quand leurs ‘propriétaires’ auraient voulu les traiter comme des meubles (jetables). Le Roi ordonne aussi de les nourrir, de les loger, et d’entretenir même les infirmes. Ceci peut nous paraître ‘petit’ mais dans les mentalités d’alors ne s’agiraient-ils pas d’un progrès ? Ceci ne justifie pas l’esclavage en vigueur dans ces îles mais nous informe d’une mentalité en évolution et une évolution qui n’est pas encore terminée aujourd’hui. Ainsi en est-il du poids de l’Histoire sur l’inconscient : nous naissons des actes et coutumes du passé.

Ils sont en nous et doivent être reconnus pour être transcendés. Pourtant, ce ‘pauvre’ Monsieur de Colbert est décrété coupable de toutes les malversations alors qu’il a permis, par d’autres lois sur le commerce, par la bonne gestion des finances, que la France de ce temps se développe. Et s’il est statufié pour devenir mémorable, c’est probablement pour ces faits-là et non pour l’esclavage codifié dont il n’est pas le promoteur. Car les statues sont bâties pour fédérer le Peuple et inscrire dans le dur – si pas la perpétuité – ce qui a fait ce bien. Au temps de la Troisième République (France) les corps constitués processionnent devant les statues. Jacqueline Lalouette rapporte que lors de l’inauguration de la statue de Vercingétorix (œuvre de Bartholdi comme la statue de la Liberté) il y a eu un banquet de 4500 couverts. Une statue républicaine servait à répandre l’enthousiasme civique. En plus, avec le développement de l’image imprimée, la statuaire paraît autant dans les manuels scolaires que dans les livres de voyage. La ‘statuophilie’ est un outil du pouvoir en place. Puisqu’elle existe, il est possible de lire dans ces représentations monumentales (tout comme dans les textes anciens) une forme de représentation des idées. Le dénombrement des statues françaises montre le primat des hommes politiques, des hommes d’Eglise, des écrivains et des militaires pour 7% de ouvrier, un mineur syndicaliste. Pour édifier ces monuments, il faut lever des finances par souscription ou par impôts… Le ‘langage’ de héros statufiés perd de sa force dans les années 1950 quand un autre monde (technologique) est en naissance. Il y a aussi une évolution de la représentation : moins de position altière ou guerrière comme en témoigne celle du Roi Baudouin, à taille humaine, en imper sur la digue d’Ostende. Est-ce que la statuaire implique que les actes du statufié doivent lui survivre. Ne témoignent-elles pas simplement de l’esprit d’un temps qui n’est plus ?

« Je suis triste de voir notre histoire et notre culture détruites par le retrait de nos belles statues » tweete le Président des USA, alors que des manifestants ont sauvagement été écrasés par une voiture d’un suprématiste blanc. Tous les mots du tweet en disent long sur l’auteur. Qu’est-il légitime de pleurer ? Est-ce que toute la culture et toute l’Histoire sont contenues dans une statue ? Certes non ! Leur fonction aujourd’hui est de poser question, de permettre le débat.

Il faut osciller entre le déni et le besoin de comprendre d’où nous venons et pourquoi nous ne serions plus d’accord (en Occident ou dans la sphère occidentale) de poser aujourd’hui des actes qui hier étaient glorieux mais aujourd’hui sont questionnables. ‘Gaulois ou Celtes’ par nos ancêtres, aurions-nous le front de demander réparation aux Romains pour les déportations de nos ancêtres aux fins de nourrir les lions lors des jeux du Colisée et d’ailleurs ? Pourrions-nous exiger la destruction du Vatican parce qu’il a été construit pour de mauvais motifs avec de l’argent volé aux pauvres dans le commerce des indulgences ? Avec Jacqueline Lalouette, avec Pierre Assouline, avec d’autres encore, il est temps d’imaginer, pour aujourd’hui et pour demain, un autre peuple de statues, féminisé, démocratisé, universalisé, qui fixe dans les mémoires une histoire populaire. L’important sera d’ouvrir le débat car il ne semble pas y avoir aujourd’hui de solution simple pour ce qui s’avère complexe. Il ne faudrait pas détruire la trace de personnages controversés mais expliquer ce qu’il y aurait de regrettable dans leurs faits et gestes, si du moins ils sont prouvés. Ainsi à Bordeaux, haut lieu du commerce d’êtres humains, des plaques complètent les noms de rue pour révéler et expliquer ce qu’elles cachent. Pas d’outrance, pas d’absolution : seulement aider à connaître l’Histoire qui fait de chacun ce qu’il est. Une telle plaque explicative paraîtra-t-elle un jour sur les murs de l’Elysée, qui a été érigé, au départ, par un homme qui s’est enrichi dans ce commerce aujourd’hui décrié ?

Quoiqu’il en soit, l’érection ou l’abattage d’une statue n’est pas un fait neutre. Dans l’Ouest de l’Allemagne, à Gelsenkirchen, le parti communiste local, a récupéré une statue de Lénine qui trônait plus à l’Est, déboulonnée de ce qui est aujourd’hui la ’Place des Nations-Unies’ dans Berlin réunifié. La municipalité et le comité de quartier ont tenté de s’opposer à cette érection qui se voulait une contrepartie, selon le PC local, à ces autres monuments qui font l’éloge du racisme, de l’antisémitisme, de l’anticommunisme. La Cour administrative de Rhénanie du Nord-Westphalie a signifié à la commune défenderesse que : ‘l’évaluation négative de Lénine et de ses actions, sur laquelle se base la Ville de Gelsenkirchen, n’a aucun rapport compréhensible avec la déclaration du monument’. Et si un jour, quelque mouvement estimait qu’il soit possible de remettre debout une statue d’Adolph Hitler, serait-il protégé par le même argumentaire ?

Léopold II : un mort ‘vivant’ ?

Ce qui agite certaines de nos belges nuits -et qui permet de belles photo quand l’aube est venue – ce sont les agressions contre les statues de Léopold II (parfois avec l’aval d’un média du réseau public venu filmer à la demande). Ce serait comme si abattre la statue faisait du personnage contesté un ‘survivant’, qu’il faut supprimer définitivement. A Paris en 1793, toutes les statues extérieures de Notre-Dame avaient été arrachées après la décapitation du roi et de sa reine en complément populaire de l’exécution officielle, au point qu’un conteur dira, devant ces ‘cadavres’ amoncelés, qu’une odeur pestilentielle s’en dégageait.

Les historiens (hommes ou femmes) sont mal pris pour se sortir par le haut du flot de reproches dont Léopold II serait coupable. Certains disent que ses travaux forcés ont fait 10 millions de morts. Les documents sur la population existante en Afrique centrale au XIXe siècle ne permettent pas ce recensement. Pour disqualifier les uns et les autres scientifiques, il suffit d’écrire ‘Vous êtes négationnistes !’(si vous ne pouvez pas avoir de certitude sur ce nombre) et ‘Vous êtes repentants !’(si vous affirmez qu’il n’est pas nécessaire d’élucider ce chiffre pour incriminer Léopold). Or, expliquer n’est pas excuser. Oui, il y a eu appropriation par la force d’un territoire occupé par d’autres humains. Mais cela n’a pu se faire qu’avec l’appui de notables indigènes complices, qui ont su utiliser les outils du conquérant pour éliminer une tribu ennemie. Une réalité ethnique complexe le permettait.

Pendant que le Congo était conquis, dans la Mère-Patrie, les classes laborieuses étaient exclues du droit de vote. Il y existait un vrai paternalisme bourgeois de classe comparable au paternalisme de race hors métropole. Ici, journée de travail de 14 heures, travail des enfants et bas salaires. La comparaison, entre les faits de mauvaises pratiques là-bas en même temps qu’ici, ne suffit pas à expliquer le pourquoi des maltraitances puisqu’au cours du XXème siècle, il y aura une extension des droits démocratiques en Europe et une négation de ces mêmes droits dans les colonies.

Pour un historien (femme ou homme) l’enjeu n’est donc pas le bienfondé ou pas d’un déboulonnage. L’enjeu est dans la juste compréhension des tensions autour de ces vestiges du passé. Il semble clair que les tensions subsisteront après le départ des statues. Puisque les statues ont été érigées en l’honneur de l’action colonisatrice du roi et non pour tout ce qu’il a bâti dans le pays, il est nécessaire de dépasser l’émotion pour aller vers une réflexion plus large sur la place, nécessaire ou pas, des vestiges coloniaux dans l’espace publique. Mais croire qu’un récit plus juste et mieux fondé scientifiquement balayera toutes les discriminations et récriminations est illusoire. Par comparaison avec un autre fait navrant, l’histoire de la Shoah, nous découvrons que malgré tout ce qui a été dit et écrit pour sortir de ces événements tragiques, l’antisémitisme occupe plus de place aujourd’hui qu’hier.

Le recours à l’histoire pour éclairer des faits complexes devrait permettre de penser au présent et de chercher avec d’autre un avenir commun ‘en vue du bien de tous’. Il ne s’agira pas d’incriminer des responsables décédés : cela ne changera rien aux faits. Il faut, sur ces bases, s’outiller pour devenir humains autrement. L’histoire est exigeante. La même exigence devrait induire des comportements qui manifestent vraiment que ‘tous les êtres humains naissent égaux en droit et en dignité’ (DUDH, art.1).

A la fin de cette réflexion, lire la gestuelle de l’abattage des statues se fera-t-il de façon posée ? Je ne pense pas que ces actes violents soient à négliger. Je ne crois pas non plus qu’ils relèvent de la liberté d’expression, sous peine de voir autorisée la suppression de tout ce qui déplairait à un groupe de pression qui en aurait l’opportunité et le soutien populaire.

Il s’agirait plutôt de saisir l’opportunité que ces déboulonnages offrent : sortir d’un non-dit ou d’une zone de confort intellectuel pour laisser paraître ce qui est caché. Derrière un fait brut, qui apparaîtrait dans toute sa laideur, se cache quel consensus qui aurait permis son éclosion ou sa mise en œuvre ? Il n’est pas possible d’effacer des faits historiques avérés (Cf. ‘Les Khmers rouges). Exécuter les auteurs des méfaits n’est pas réparation de ce qui restera impayable moralement (Cf. la peine de mort). Il faut donc bâtir à neuf sur ces faits avérés et pour cela il devrait être impossible d’en effacer la trace dans l’espace public pour qu’ils restent visibles et porteurs d’avenir… avec justesse et justice !


Quand les limites de la science ne sont pas respectées

Patrice Dartevelle

Je partage difficilement l’idée selon laquelle l’épisode de pandémie de coronavirus implique des bouleversements radicaux de la société, du moins si on s’en tient au pronostic que le mal sera maîtrisé en 2020 ou 2021.

Comme pour tout phénomène réel, il y a des conclusions à tirer, des éléments à modifier. Seules les conséquences économiques me semblent d’un niveau supérieur, tant le monde occidental-dont je ne me sépare pas- est mal armé pour supporter une réduction de richesse, de bien-être matériel. La bataille pour retrouver ce bien-être ou en accepter la perte me semble l’essentiel.

Le rôle des experts

La pandémie nous a cependant fait voir des problèmes souvent masqués.

Pour disposer réellement de notre liberté d’expression, plusieurs éléments sont indispensables. Il faut notamment distinguer les faits des opinions, voir ce qui relève de la science et les limites de celle-ci, comprendre le rôle du politique, sans se satisfaire de la définition tautologique qui dit qu’est politique ce qui relève des institutions et des hommes politiques en faisant l’impasse sur ce qui fait que tel problème relève d’eux et tel autre pas.

La question du rôle des experts, de leur compétence et de leur indépendance se pose de plus en plus mais la gestion de la crise du coronavirus a mis cette question en évidence comme rarement auparavant. Le résultat après six mois est confondant, à tout le moins désastreux pour la science.

Les événements inattendus peuvent créer des surprises et, une fois n’est pas coutume, je partage l’opinion de Bernard-Henry Lévy exprimée dans un tout récent opuscule consacré à la crise du virus[1] : « Je sais bien que le monde de la recherche est une Kampfplatz, un champ de bataille, où règne une foire d’empoigne non moins confuse que celle pointée par Kant, dans la métaphysique; je sais que les écoles, les hypothèses, les opinions, ont pour habitude de se contredire les unes les autres ...je sais, en un mot, qu’écouter ceux qui savent, si c’est bien des scientifiques qu’on parle, c’est écouter une pétarade perpétuelle... Tout cela est loin de l’éthique de la vérité et de l’autorité que cette éthique est censée conférer à la science. Le roi est nu, surtout s’il est médecin. »

Luc Ferry relève le même problème : « Pendant la crise, la science a connu un sort paradoxal. D’un côté, elle fut mise à l’honneur comme jamais sur les plateaux de télévision; de l’autre elle s’est montrée sous un jour plutôt inattendu, non seulement pleine de doutes et d’incertitudes, ce qui est légitime face à un virus encore inconnu, mais surtout animée par des passions et des intérêts aux antipodes de la fameuse « neutralité axiologique » dont la gratifiait Max Weber »[2].

On peut peut-être considérer que les médecins-chercheurs ont voulu tout mettre en œuvre pour enrayer la maladie. C’est ce qu’avoue sans grand fard la directrice générale adjointe d’Eau de Paris - l’organisme qui gère les eaux de Paris, y compris ses eaux sales et les stations d’épuration, et qui dispose d’une équipe et de moyens scientifiques - lorsqu’elle déclare à propos de la recherche actuelle de traces de l’épidémie et de ses fluctuations que « D’habitude quand on travaille sur les virus, on fait trois ans de R&D et ensuite on réfléchit. Là nous avançons en marchant »[3]. Comme toutes les forteresses, les murs dits infranchissables de la méthode scientifique ont vite fini de tomber.

Les causes du problème

On peut fonder, me semble-t-il, la compréhension de ce qui s’est passé sur deux éléments, dont l’un est bien triste.

Les médecins spécialisés ne sont nullement incompétents dans leur étroit domaine. Mais la recherche en laboratoire ne peut servir qu’à fixer quelques règles, bien en deçà des décisions effectives qu’il faut prendre. Il n’y a d’ailleurs pas de science unifiée du domaine. Au seul plan médical, il y a de la virologie, de l’épidémiologie, de l’infectiologie, de la pharmaceutique, de la biologie et, comme partout, des mathématiques. Et dans tous les conseils scientifiques, on a oublié les vétérinaires, des personnes pourtant particulièrement compétentes pour les virus d’origine animale.

Stéphane Van Damme, professeur d’histoire des sciences à l’Institut universitaire européen de Florence le rappelle et reprend la formule du philosophe Erik Angner (Université de Stockholm) : « Être un vrai expert implique non seulement d’avoir une connaissance scientifique du monde mais aussi de connaître les limites des savoirs et de l’expertise »[4].

Que peuvent savoir les virologues du management des hôpitaux (élément sur la base duquel on semble avoir réglé les choses aux dépens des maisons de retraites), de la relation avec les médias et l’opinion publique - qui n’est pas constituée d’étudiants absorbant sans réplique la parole des maîtres-, de la gouvernance d’un pays. Ils font le plus souvent totalement fi des contraintes économiques ou industrielles.

L’autre élément, humain certes, est le plaisir et le pouvoir recherché et obtenu d’être les vedettes des médias. Par peur de l’opinion publique - donnée de base de la vie politique en Europe occidentale où plus aucun homme politique ne peut aller à l’encontre, ni même s’ériger comme son guide lucide et indépendant, non pas seulement de l’opinion dominante mais de tout groupe représentant un modeste quelque chose-, les hommes politiques ont offert aux médecins spécialisés des tribunes dont il n’avait pas l’habitude. Comme le dit B.H. Lévy on a « invité la foire à la table du roi ».

Sans la moindre hésitation, les experts ont transformé opinion -très partiellement scientifique- ou référence en vérité et n’ont eu de cesse de rompre le plus de lances possibles avec leurs confrères. Ne citons que la question des masques, utiles, inutiles, indispensables[5], celle de la « bulle », pertinente ou non, contrôlable ou pas (comme si c’était un problème de virologie et comme si tenter de contrôler la totalité de la population avait le moindre sens).

Nul doute que l’épisode grossira les critiques post-modernistes, les comportements irrationnels (comment imaginer une consigne stricte et univoque pour les vaccins?), sans parler du complotisme.

Le pugilat dans les médias

La logique médiatique a fonctionné : les experts se sont ingéniés à dénoncer leurs collègues.

Ainsi Yves Coppieters (épidémiologue ULB) pointe du doigt « un petit groupe d’experts officiels » (un petit truc populiste pour dénoncer ce qui pourrait être assimilé à une élite), « une chasse gardée de quelques experts, ce qui interpelle la démocratie »[6]. La dernière formule est vraiment surprenante en science. Elle est sensée valoir en cas de défense de valeurs, de programme politique voire de défense d’intérêts, mais pas au-delà.

Dans pareil cadre, les politiques étaient la cible naturelle des experts. Ceux-ci divergeaient sur presque tout, sauf sur un point : les responsables politiques devaient uniquement apposer leur signature sous leur texte et rien d’autre.

Ce comportement est paradoxal : il y avait si peu d’accord entre eux et lorsqu’il y en avait, c’était après des réunions débouchant sur des compromis dignes des politiques.

Exemple de ce petit jeu, Jean Nève (professeur à l’ULB) attaque le ministre de la Défense pour avoir méprisé l’avis de scientifiques dans la question des normes pour les masques et le ministre le renvoie à son collègue de la KUL, Van Ranst, qui a validé les masques lavables à seulement 60°[7].

Il ne fallait pas encourager les experts membres des conseils scientifiques à prendre la parole en public : on l’a fait (transparence oblige...) et ils se sont saisis de l’occasion. La même situation a prévalu en France où la relation entre le Président et les scientifiques devient aigre-douce[8]. Le choc entre scientifiques en France est encore plus dur qu’en Belgique. Le président du conseil scientifique vomit Didier Raoult qui n’y va pas par quatre chemins : « On ne peut pas mener une guerre avec des gens consensuels. Le consensus, c’est Pétain. Insupportable ». La comparaison indique bien le paroxysme de la passion et de la haine et l’implacable lutte pour le pouvoir.

En Belgique, les « sages » des Académies royales, dont celle de médecine, ne sont pas moins catégoriques et furibards. Ils « déplorent les décisions arbitraires et opaques prises par Sciensano, l’institut scientifique belge de santé publique, dans la gestion du confinement et du déconfinement, matière spécialement loin de la pure virologie, me semble-t-il[9]. Le secrétaire perpétuel des Académies, Didier Viviers, dit justement que « des scientifiques - comprenez qu’il vise ceux de Sciensano - doivent faire appel à des arguments scientifiques et ce ne fut pas le cas.

Dans ce cas, la science devient une religion ». Soit, on peut suivre le raisonnement théorique mais quel autre expert n’en a pas fait autant dans cette affaire que ceux de Sciensano?

Un collectif de signataires universitaires signe une lettre ouverte au picrate pour dénoncer surtout la ministre de la Santé, Maggie De Block, au langage toujours crû, mais aussi les autres responsables politiques. Ils veulent l’exclusivité du pouvoir malgré leur propre cacophonie (et ceux-ci sont d’accord avec Sciensano!)[10].

Les reproches existent aussi dans l’autre sens, mails ils sont plus rares et plus tardifs. Le vice-premier ministre (MR), Daniel Clarinval, déclare après cinq mois de confinement/déconfinement qu’il espère éviter avec les experts « les sempiternels conflits sur les règles qu’ils n’ont pas toujours su objectiver » en créant un nouveau groupe d’experts[11].

Le cas Raoult

Mais le plus spectaculaire aura été (ou est...) le débat sur l’hydroxychloroquine, remède recommandé hautement par le professeur Raoult.

Je ne me prononcerai évidemment pas sur le fond du débat. En résumé, le professeur Raoult propose un produit préexistant qui serait efficace contre le Covid-19. Le 22 mai, la grande revue médicale The Lancet publie une mise en garde contre l’hypothèse de l’efficacité dans ce cas de l’hydroxychloroquine. Dès le 2 juin, il la rétracte. Elle était fondée sur les données fournies par une société américaine, Surgisphere. D’une part celle-ci ne semble avoir jamais eu la possibilité de récolter 96.000 dossiers de patients auprès de 671 hôpitaux. Pour une autre part, la personnalité de son fondateur est trouble, les références qu’il invoque incertaines[13]. Quelques jours plus tard, une équipe britannique établit, après une étude sur 11.000 patients que l’hydroxychloroquine n’a en fait aucun effet démontré sur le covid-19 (13). Il ne reste donc rien de l’étude initiale du Lancet ni des déclarations inverses du professeur Raoult[14].

Quant au professeur Raoult, il accuse des responsables sanitaires de conflit d’intérêts. Il soutient, sans citer de nom, que des membres du Conseil scientifique français et des scientifiques ont des liens avec une firme pharmaceutique américaine, productrice d’un produit concurrent du sien[15].

Il faut être naïf pour douter qu’il existe des conflits d’intérêts mais il est tout aussi évident que l’accusation sert à tous les coups quand on est mécontent et qu’on qualifie souvent de « liens » de minces rapports occasionnels.

Des analyses profondes, sévères et inquiétantes

L’analyse la plus claire et la plus mesurée, tout en restant incisive, me semble celle de l’épidémiologiste Dominique Castagliola, directrice-adjointe de l‘Institut d’épidémiologie et de la santé publique de la Sorbonne.

Elle est sévère pour l’étude de D. Raoult (« il n’a pas produit de données solides et il y a de nombreuses zones d’ombre dans ses données »). Elle rappelle ce qu’on oublie souvent, à savoir que le taux de létalité du Covid-19 est faible -moins de 1 %- et que dès lors, seuls des essais randomisés peuvent dire qui a raison. En outre D. Raoult est passé outre à un avis négatif du Comité de protection des personnes et « a enfreint la loi sur les essais cliniques, ce qui devrait relever de la justice ». Quant à l’équipe qui a effectué l’étude publiée par The Lancet, elle a auparavant publié un article que D. Castagliola qualifie de « nul ». Quant à l’article controversé, il contient une faute de base : l’étude traite globalement de plusieurs pays en déclarant observer un décalage avec la mortalité normale. Or celle-ci varie en réalité selon les pays.

Plus profondément D. Castagliola s’interroge sur l’inertie des relecteurs de l’article, ce qui met en cause un bouclier derrière lequel les scientifiques ont coutume de s’abriter. Elle conclut : « Oui, il y a des chercheurs qui choisissent de malmener la science en ne se comportant pas comme des scientifiques...Les revues scientifiques publient rapidement et pas toujours à bon escient « [16].

Le philosophe Jean-Marc Ferry (le frère de Luc) va plus loin encore[17]. Il part de principes généraux corrects (« Sous nos latitudes, une presse « muselante » est plus à craindre qu’une presse muselée »). À travers les débats scientifiques, il voit la montée d’un « scientifiquement correct ». Les controverses entre scientifiques et la vivacité de celles-ci l’inquiètent. Chacun y semble vouloir faire taire l’autre.

J. M. Ferry relève un cas frappant. Un prix Nobel de médecine 2008, le professeur Luc Montagnier, a désigné au début de la pandémie le laboratoire de Wuhan comme la source et le responsable de l’expansion du virus, dont il serait sorti accidentellement. Certes depuis son prix Nobel, cet éminent savant a beaucoup divagué (il a soutenu l’hypothèse de la mémoire de l’eau, l’homéopathie et contesté les obligations vaccinales, etc...) mais comment est-il possible que d’autres spécialistes lui répliquent que c’est scientifiquement impossible? Or la principale virologue de Wuhan a expliqué qu’elle n’avait pas dormi pendant plusieurs jours avant d’avoir pu vérifier que rien ne s’était échappé de son laboratoire. La « fuite » était donc possible même s’il s’est avéré ensuite qu’elle n’avait pas eu lieu. Même un ex-rédacteur en chef de la revue Nature a déclaré que les thèses de Montagnier étaient « absolument invraisemblables ».

Très justement la philosophe Camille Ferey conclut son analyse en disant qu’il faut procéder à une critique de la science et qu’ »Une telle critique doit d’abord consister à décider collectivement quel est le périmètre de la science « [18]).

Certes mais on ne se rapproche pas de ce sage conseil. Ainsi la commission parlementaire belge chargée de faire rapport sur la colonisation belge comprend à la fois des experts scientifiques et des représentants d’associations d’Africains de Belgique qui n’ont nulle expertise en la matière et sont surtout caractérisés par un aveugle désir de vengeance, dont ils épargnent les actuels dirigeants africains. Soixante historiens s’en sont émus[19] et puis c’est tout.

À continuer ainsi, la liberté d’expression n’aura même plus de sens, il ne sera plus possible qu’elle conserve encore des partisans.


 

(1) Bernard-Henry Lévy, Ce virus qui rend fou, Paris, Grasset, 2020, 110 pp; cf spécialement p. 24.

(2) Luc Ferry, « La fin des théories scientifiques », Le Figaro du 28 mai 2020.

(3) Le Monde des 2-3 août 2020.

(4) Stéphane Van Damme, « De l’humilité scientifique dans l’épistémocratie », Le monde du 20 mai 2020.

(5) Cf Louis Collard, « Masques en extérieur : ce que dit vraiment la science », Le Soir des 14,15 et 16 août 2020. La conclusion « Tout dépend du contexte » n’est pas vraiment en accord avec le titre.

(6) Dépêche Belga publiée le 7 août 2020, cf. site La libre Belgique.

(7) Cf l’article de Xavier Counasse, Le Soir du 15 juin 2020.

(8) Olivier Faye et Alexandre Lemarié, « Macron et les scientifiques, une relation aigre-douce », Le Monde du 15 mai 2020.

(9) « Des ministres au langage outrancier et liberticide sur fond de crise sanitaire », Le Soir du 28 juillet 2020.

(10) Cf Xavier Counasse, « Clarinval mouche les experts », Le Soir des 22 et 23 août 2020.

(11) Hervé Morin, « The Lancet alerte contre une de ses propres études », Le Monde du 4 juin 2020.

(12) Hervé Morin, Le Monde des 7 et 8 juin 2020.

(13) Dossier dans Le Monde du 17 juin 2020.

(14) Cf Cécile Thibert et Cyrille Vanlerbergh, Le Figaro du 25 juin 2020.

(15) Entretien mené par Sandrine Cabut, Le Monde du 10 juin 2020.

(16) entretien par Bosco d’Otreppe, La libre Belgique du 29 avril 2020.

(17) Camille Ferey, « Le populisme contre la science », site nouvelobs le 5 juillet 2020

(18) Site La libre Belgique, le 20 août 2020.


Quand des scientifiques suppriment la réalité

Patrice Dartevelle

La pandémie de coronavirus a été l’occasion de voir renaître la querelle sur les statistiques ethniques, la récolte statistique de données touchant à l’origine ethnique.

C’est l’Université d’Oxford qui a lancé le pavé dans la mare en menant une vaste étude à propos du coronavirus sur 17 millions de britanniques qui prenait en compte leur origine ethnique. La conclusion en était que les personnes d’origine asiatique ou africaine couraient davantage de risques d’être contaminées. L’indication est bien utile, notamment pour orienter la politique sanitaire comme pour l’analyse des facteurs biologiques facilitant l’agression virale.

Que nenni! Des scientifiques que l’on aurait crus avides d’en savoir plus protestent.

Chez nous le sociologue de l’immigration Marco Martinello (Université de Liège) tranche de manière péremptoire : pas de statistique ethnique parce que « en science humaine, on m’a appris qu’il n’y avait qu’une seule race, la race humaine »[1]. C’est l’argument d’autorité dans sa splendeur.

Deux autres chercheurs, en sciences dites exactes, sont aussi nets. Jay S. Kaufman (Université McGill, Montréal) et Joanna Merckx (directrice des affaires médicales au laboratoire bioMérieux Canada Inc. et Université McGill) font une remarque pertinente : quand on constate des différences basées sur des critères ethniques, il faut se demander si le vrai moteur n’est pas autre, social par exemple, corrélé avec l’origine immigrée. Pour eux il est interdit de mettre en évidence un phénomène non en accord avec la biologie actuelle. Mais le critère ethnique peut d’une part mettre en évidence des différences qui seront ensuit interprétées et d’autre part des failles dans les données scientifiques actuelles (2).

Heureusement d’autres scientifiques sont plus mesurés, comme le sociologue Andrea Rea (ULB) et le médecin Yves Van Laethem (Hôpital Saint-Pierre à Bruxelles) qui considèrent l’un que « C’est important pour comprendre un phénomène social », l’autre que « ce genre de statistiques pourraient être intéressantes scientifiquement »[2].

En France, l’affaire a pris une tournure passionnelle. Hervé Le Bras, le démographe le plus en vue dans l’hexagone, est catégoriquement hostile à ces statistiques au nom d’un argument politique présenté sous forme morale : les statistiques ethniques aggraveraient le mal, c’est-à-dire les discriminations. Un autre argument vise le cas des personnes d’origine mixte, qui ne seraient pas catégorisables[3]. Donc tant pis pour la science; c’est l’argument de la bombe atomique, qu’il ne fallait pas développer même si c’était possible et peu importe qu’Hitler la possède seul ou en premier.

Pour se conformer aux pratiques nouvelles, les scientifiques s’insultent par grande presse interposée. H. Le Bras s’en prend en fait à une commission dont il n’était pas membre et dont il s’empresse de dire qu’ »elle comportait peu de spécialistes du sujet ». Le rapport de cette commission, publié en 2010, proposait de continuer d’autoriser l’utilisation de catégories ethniques ou raciales dans les travaux scientifiques. En Belgique aussi, c’est théoriquement possible mais, comme en France comme en Belgique, bien des chercheurs renoncent face au parcours du combattant de l’obtention de l’autorisation.

On voit bien chez H. Le Bras le poids de l’antiracisme vécu de manière militante et réductrice. Il a par exemple peur que l’on valorise « la crainte imaginaire d’un grand remplacement ». Soutenir que les vagues d’immigration sont organisées diaboliquement par quelques puissants, relève d’un évident complotisme. Mais ne s’agit-il pas surtout de masquer les simples faits qui font que le temps est loin où, face aux migrations, on disait que 2 ou 3% de migrants récents dans la population, ce n’était pas la mer à boire? On est aujourd’hui largement entre le double et le triple.

François Héran, professeur au Collège de France et responsable de la commission ciblée par H. Le Bras, répond à ce dernier que la crainte de briser « l’universalisme républicain », idée fort estimable mais qui n’a rien de scientifique, est sans objet, les quelques recherches effectuées sur base du critère ethnique n’ont rien provoqué de tel. Quant au problème posé par des individus d’origine mixte, les sociologues sont parfaitement capables de tenir compte de cette catégorie[4].

Les autorités universitaires devraient s’inspirer des remontrances adressées à ses journalistes par le nouveau directeur de la BBC, Tim Davie : Si vous voulez être éditorialistes ou faire une campagne partisane sur les réseaux sociaux, vous ne devriez pas travailler ici »[5].


 

(1) site rtbf.be , le 11 mai 2020.

(2) Jay S. Kaufman et Joanna Merckx « La réaction biologique au Covid-19 n’est pas une question d’appartenance raciale », Le Monde du 12 juin 2020.

(3) Hervé Le Bras, « Statistiques ethniques : au lieu de combattre le mal, on le renforce », Le Monde du 17 juin 2020.

(4) François Héran, « Cessons d’opposer les principes républicains à la statistique ethnique », Le Monde du 25 juin 2020.

(5) D’après T.C Avendano, « La BBC, contra la opinion en redes de sus periodistas », El Pais du 5 septembre 2020. Je traduis « columnista » par « éditorialiste », faut de mieux.