Bulletin Numéro 51 - Regis Debray et le cynisme de l'acquiescement
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Regis Debray et le cynisme de l'acquiescement |
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REGIS DEBRAY ET LE CYNISME DE L'ACQUIESCEMENT
Avec d'autres (sans doute trop rares sauf chez les humoristes et caricaturistes), j'ai plus d'une fois souligné la régression de la liberté d'expression depuis vingt ans. La recherche des causes de cette évolution négative en devient des plus importantes mais elle reste à faire.
J'ai déjà évoqué à titre d'hypothèse d'explication les effets pervers du déclin des idéologies structurantes d'autrefois.
La domination actuelle d'une idéologie de type post-moderne fait que plus personne n'ose afficher de position, sauf à l'intérieur d'un jeu convenu. Argumenter et plus encore exiger de l'autre qu'il argumente deviennent des marques d'intolérance (1). 8 % des Français se risquent encore à affirmer que leur croyance est vraie, le 92 autres ne se hasardent plus à rien et ne détestent rien tant que les 8 %.
On voit bien, et là c'est plus qu'une hypothèse, que, consciemment ou non on a perdu la définition classique de la tolérance, le respect de la personne d'autrui malgré les oppositions politiques, religieuses ou philosophiques.
Comme si voltaire avait jamais eu du respect pour les dogmes du christianisme ou de l'islam !
On a remplacé ce produit des Lumières par le respect des idées d'autrui, position intenable s'il en est. Même si la source du problème ne peut se trouver là (l'apparition du changement est antérieure), la contamination des idées par le respect des groupes d'immigrés et de chaque immigré dans une société devenue multiculturelle à dû ajouter à une tendance lourde qui avait commencé son chemin.
D'autres voies de recherche sont possibles.
Il faudrait par exemple analyser ce qu'on peut conclure des travaux de Gérald Bronner, professeur de sociologie à l' Université de Paris-Diderot, sur les croyances et spécialement son dernier et magistral ouvrage, La démocratie des crédules ( PUF , 2013 ) qui montre l'expansion de l'irrationalité qu'activent les médias.
Non seulement l'enseignement, montre-t-il, est incapable de corriger ces tendances mais il les accroît : hormis ceux qui
ont un diplôme élevé dans les sciences "dures", plus on est diplômé, plus on est crédule ! (2)
Ce point mériterait de longues réflexions.
Le cynisme de l'acquiescement
Inconsciemment, au sens où la question de la liberté d'expression pour les idées qui choquent ou qui blessent n'était pas son propos, Régis Debray formule une remarque intéressante et utilisable pour notre recherche dans son dernier ouvrage, Le bel âge (3).
Il y constate et déplore la contagion de ce qu'il appelle un "cynisme de l'acquiescement". Il s'agit de l'idée que " la facilité qu'on a de se tenir au courant incite à s'y couler, dans le courant ".
Il vise le fait que, noyé d'informations, le citoyen ne juge plus des choses, des écrits , des paroles et des personnes et est incapable de faire autre chose que d'acquiescer à ce qui se dit ou se fait. Ainsi "la critique littéraire s'aligne sur la liste des meilleures ventes , le philosophe sur l'animateur et, plus largement, ce qu'on devrait faire sur "ce qui se fait partout"...Une ineptie devient sagace à 51 % de bonnes opinions... et une nouvelle est crédible parce que sur tous les sites".
Se référant à Milan Kundera , il relève que "le degré de vitesse est proportionnel à l'intensité de l'oubli " et propose de refaire de la durée, de ralentir, de travailler.
Ce qui s'est développé, c'est "notre faculté d'accommodement au fait accompli".
Certes, la tonalité générale du livre est dominée par l'amertume d'un vieux bougon et on aura, grâce à cela, vite fait de se débarrasser du gêneur.
On ne contredit pas la télé
En fait, le cynisme de l'acquiescement rejoint l'idée qu'on ne peut plus argumenter qu'on n'argumente plus et en tire la conséquence : on ne peut contester ce qui se fait. On est par conséquent incapable de critiquer. Plus encore, malgré tous les discours enjôleurs sur nos libertés démocratiques, critiquer ne peut plus se faire que dans d'étroites limites : contester ce que disent les grandes chaînes de télévision n'est plus de l'ordre du possible.
La tolérance prise comme le respect de celui qui dit des choses que l'on juge inacceptables n'a plus cours. Bien plus, il est nécessaire et légitime de le faire taire.
La désillusion est maintenant là (il y a encore parfois des réalités qui n'écoutent pas la télé...), mais le traitement médiatique du drame syrien jusqu'à ces derniers mois en dit long sur la domination de l'opinion et la puissance du politiquement correct.
En France, Bernard-Henri Lévy dit, la télévision et Le Monde suivent (ce serait intéressant de savoir si les responsables suivent, veulent suivre, doivent suivre) et tout le monde - et donc la Belgique francophone - doit s'incliner et se taire.
Certes, l'affirmation publique d'opinions minoritaires ou rares a toujours été difficile. Mais ce qui est différent, c'est la manière dont prend telle ou telle mayonnaise malgré la médiocre qualité des ingrédients ou l'inexpertise du cuisinier. Le processus est rapide et opaque.
Curieusement, il arrive parfois que de vrais puissants n'adhèrent pas au politiquement correct (Barack Obama avait bien peu d'enthousiasme dans la question syrienne).
Mais un débat authentique dans les médias, dans l'opinion publique, c'est hors sujet, sauf si personne parmi les leaders d'opinion, les puissants ou les médias ne veut s'en occuper.
Où sont les meetings d'antan où on pouvait conspuer l'orateur ? Dès lors la voie est libre pour les conformismes fabriqués qu'on nous impose régulièrement.
Patrice Dartevelle
(1) J'ai eu autrefois l'insolence d'écrire dans Espace de Libertés qu'un débat démocratique impliquait le devoir de rendre compte de ses positions. Mal m'en a pris ! Une présidente de maison de la laïcité m'a vertement tancé pour des propos aussi autoritaires et liberticides !
(2) Avant l'été, Le Monde avait dit de cet ouvrage que s'il ne fallait lire qu'un essai ces vacances, ce devait être celui-là. Lecture faite, j'approuve hautement.
(3) Paris, Flammarion, Café voltaire, 2013, 109 pp. Prix : environ 12 euros. Voir spécialement les pages 69-72