Revue Numéro 5 - Érasme et la chevalerie
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ÉRASME ET LA CHEVALERIE
Jean-Pierre VANDEN BRANDEN
Conservateur Honoraire de La Maison d'Erasme
et du Béguinage d'Anderlecht
Dans les temps passés, le roturier en relation avec des nobles, pouvait mille fois ressentir l’infranchissable fossé qui séparait les classes sociales.
Il suffisait d’avoir dû quémander, d’avoir été humilié ou moqué, d’avoir été éclaboussé par leur morgue, exprimée ou non, ou tout simplement d’avoir imaginé leur mépris, pour conclure - ce qui deviendra presque un adage pour les humanistes - que la vraie noblesse ne réside pas dans les titres mais dans la vertu.
Érasme, savant pauvre, lettré longtemps impécunieux, payé chichement par quelque ecclésiastique de haut rang ou quelque hobereau ignare qui lui faisait écrire des missives en bon latin, a sans doute souffert non seulement de sa bâtardise mais aussi de ses origines plébéiennes car il a tenu, à l’égard de la noblesse, des propos sévères. «Celui-là seul est véritablement noble qui s’est illustré par son mérite personnel»1 est une de ses phrases qui résume bien sa pensée.
Celle-ci pourrait paraître quelque peu réductrice mais l’auteur précise qu’«il y a trois sortes de noblesse, l’une qui tient au hasard de la naissance, la deuxième issue de la connaissance des disciplines libérales, la troisième provenant d’une vertu exceptionnelle et de grands services rendus à l’Etat. Il est évident que, parmi les nobles, le plus noble est celui qui a couvert ce cercle en sa totalité». Il dit aussi : «Je ne mets au rang des nobles, ni ceux qui s’entourent le cou de cordons d’or, (une allusion évidente aux chevaliers de la Toison d’Or) ni ceux qui ornent les murs et la pièce d’accueil de leur demeure de portraits d’ancêtres, mais ceux qui, par l’érudition, la conduite, l’éloquence, non seulement illuminent leur patrie et leurs compatriotes, mais aussi les renforcent».2
Le mot «véritable» revient souvent sous sa plume, aussi bien dans le contexte nobiliaire qui nous intéresse ici, que dans celui de la piété et de la «vera theologia». Il exprime son besoin d’authenticité, de rigueur, d’honnêteté et son refus des faux-semblants, de l’hypocrisie et du mensonge. Il a toujours eu, en effet, horreur de la tartufferie.
Ce qu’il apprécie chez les êtres humains, ce ne sont pas leurs titres mais leur dignité acquise par le travail, l’éducation et un effort constant sur soi-même. Le monde chevaleresque - qu’il connaît bien - le déçoit puisque le prestige dont ce dernier se glorifie n’a pas été acquis par le mérite et que, se sentant au-dessus des contraintes morales conçues pour le petit peuple, les mœurs de ses représentants sont déplorables et leur instruction très lacunaire.
Il est vrai que la chevalerie s’est plus distinguée sur les champs de bataille que dans les bibliothèques et qu’il vaut mieux y manipuler l’épée et le bouclier que la plume et l’encrier.
Dans deux de ses colloques, il aborde ce problème sans ambiguïté. Dans «La chose et le mot»3, il affirme d’une part que «certains ont hérité leur noblesse de leurs ancêtres, d’autres l’achètent contre argent, d’autres enfin se l’arrogent purement et simplement», et, d’autre part, que le noble «ne fait rien qui vaille, s’habille magnifiquement, porte un anneau au doigt, court avec zèle les putains, joue assidûment aux dés et aux cartes, dépense son temps à boire et à s’amuser, répugne à tout thème de conversation propre au peuple, n’a à la bouche que citadelles, plaies et bosses et toutes sortes de fanfaronnades. Dès lors, pareil individu peut faire la guerre à qui bon lui semble, même s’il n’a pas un bout de terre où poser le pied». Dans un autre colloque intitulé : «Le chevalier sans cheval ou la fausse noblesse»4, Érasme est plus mordant encore.
Pour avoir l’air d’être un chevalier - car tout est dans le paraître - il faut porter des vêtements de soie et de bonne toile, tailladés afin de se faire passer pour un valeureux guerroyeur, porter des bagues, être écussonné sur champ de gueule (rouge) pour évoquer les flots de sang ennemi vaillamment répandus, avec, dans le patronyme, un lieu d’origine ou d’un mont comme, par exemple, chevalier de la Roche d’Or.
Il importe, bien entendu, d’avoir une devise du style «Garde la mesure» comme Maximilien d’Autriche, «Qui voudra» comme Philippe le Beau, ou «Plus oultre» comme Charles Quint. Érasme propose, avec un évident esprit de dérision «À tout hasard» à son personnage Harpale qui est un grotesque arnaqueur et qui porte un nom fabriqué avec une racine grecque qui signifie : âpre au gain.
Quelles qualités faut-il rassembler pour être un chevalier ?
Érasme en établit le répertoire avec une insistance caricaturale : être un fieffé joueur aux dés et aux cartes, un pilier de bordel, un ivrogne à toute épreuve, un dissipateur intrépide, gaspilleur du bien emprunté à autrui sans esprit de retour, être dévoré du mal français, couvert de dettes, harcelé par les créanciers, escroc, rusé, hâbleur, appliquant à la lettre une pseudo-maxime de chevalerie, hélas souvent avérée dans les faits : «Un chevalier ne manque ni au bon droit ni à l’équité en allégeant de son pécune un voyageur roturier».
Cette description est assez réaliste lorsqu’on pense à l’ennui que doivent ressentir les chevaliers et la troupe qui attendent le bon moment pour prendre d’assaut une forteresse ou livrer bataille, qui croupissent dans des camps inconfortables, qui boivent trop pour se donner du courage et parce que c'est là faire preuve de virilité, qui attendent des ordres, que l’intendance suive ou des conditions climatiques meilleures, sans oublier évidemment les rapines occasionnelles ou le pillage et la prise de butin.
Érasme va plus loin dans le sarcasme : «Qu’y a-t-il, en effet, de plus révoltant que de voir un vil marchand chargé de numéraire cependant qu’un chevalier n’a pas de quoi suffire aux prostituées et aux dés ?»5
Et enfin - c’est un thème qui sera souvent repris ultérieurement au théâtre - un chevalier, pourri de vices, cherchera à épouser une «pucelle richement dotée».6
On le voit, le portrait-robot du chevalier type n’est guère à son honneur, mais Érasme n’est pas le seul à le faire. En fait, il exprime l’opinion la plus généralement répandue à son époque concernant les privilèges exorbitants dont bénéficient les uns et l’esclavage des pauvres taillables et corvéables à merci des autres, beaucoup plus nombreux. Il dénonce par la même occasion la révoltante inégalité des hommes devant la justice, qu’elle soit divine ou humaine, puisque le chevalier «peut tout se permettre en toute impunité».7
Cette courte introduction, qui nous montre un Érasme réglant ses comptes avec alacrité et une ironie vengeresse, peut être un rappel bien utile.
Il nous fait mieux comprendre le prodigieux pas en avant qu'entraîna l’idéal de la démocratie moderne qui abolit toute distinction entre les tenants de la noblesse et les roturiers.
Ceux-ci n’avaient entre eux - et pour cause - rien de commun, même pas la couleur de leur sang, et rien auparavant ne pouvait les rapprocher ni les mettre sur un pied d’égalité. Cette notion d’égalité créée par la Déclaration des Droits de l’homme fit abandonner le concept de supériorité de la noblesse au profit de la bourgeoisie qui devint la majorité agissante et qui conquit, par l’argent, le pouvoir et par là, occupa la scène politique.
Ce fut indubitablement un moment charnière de la civilisation occidentale.
J’en resterai là en ce qui concerne ces considérations préliminaires.
Elles ont bien peu à voir avec la «vraie» chevalerie telle que la concevait Érasme. Il en fera état dans un ouvrage remarquable intitulé «Enchiridion christiani militis»8 : le «Manuel du chevalier chrétien», plus volontiers traduit aujourd’hui par soldat chrétien. Comme on peut le constater, c’est un titre bilingue grec-latin. Érasme est d'ailleurs coutumier du fait. Le mot enchiridion signifie : ce que l’on tient dans la main ; ce peut être aussi bien un livre pour un être paisible qu’un poignard pour un guerrier. En lisant cet ouvrage, on a vite compris que cette arme dans la main n’est qu’une métaphore. Elle ne menace personne car sa lame doit être tournée vers le lecteur afin d’occire ses vices et ses défauts.
C’est là une des facettes de la méthode pédagogique érasmienne qui consiste non pas à créer une ambiguïté, mais à provoquer - à la rigueur par un jeu de mots - une réflexion nuancée.
Le grand peintre de Nüremberg, Albrecht Dürer, compare Érasme à un chevalier. Tout le monde connaît cette superbe gravure de 1513, qui représente un chevalier chrétien émacié, regardant droit devant lui, la visière du heaume levée, donc à visage découvert et souriant, l’œil fixé sur un objectif infaillible : le Christ. Ce faisant, il nargue les forces du mal, en l’occurrence un horrible diable atteint de strabisme qui a l’air déconfit, même pitoyable, en découvrant que son pouvoir démoniaque est sans effet sur cet homme armé et cuirassé, et d’autre part, le Temps, personnifié par la Mort, qui n’est pas terrifiante pour le chevalier puisque son âme est rachetée par le sacrifice divin.
Dans son «Journal de voyage aux Pays-Bas»9, Dürer, en proie à une vive émotion en venant d’apprendre l’assassinat de Martin Luther, qui s’avéra par la suite une fausse rumeur, écrivit des lignes pathétiques dont une s’adresse à Érasme et nous intéresse directement ici : «Écoute, toi le chevalier du Christ, range-toi en avant aux côtés du Christ notre Seigneur, protège la vérité, cueille la palme du martyre». Bien qu'Érasme ne connût jamais ce texte, il n’y eut que la dernière des trois admonestations de cette harangue angoissée qu’il ne réalisa pas.
Il n’eut en effet jamais la moindre vocation de mourir en martyr - moins encore pour Luther - ou d’être le premier nom du martyrologe des réformés.
Érasme ne fut pas un lutteur, un tribun, un homme de guerre, un héros ou un «gladiateur» (comme il le reconnaît), ni un hérésiarque.
Qui pourrait le lui reprocher ? Il fut un penseur mais plus encore un moraliste ; il fut un homme de plume, de méditation philosophique, de prière et de paix. Depuis longtemps il avait appris à dominer, à contrôler ses passions qui ne furent jamais explosives ni impulsives. Mais il n’empêche que son «Enchiridion» fait de lui le plus clairvoyant et le plus humain des chevaliers du Christ, expression médiévale réutilisée par un esprit luthérien mais qui s’applique parfaitement à cet homme resté finalement catholique, faute d’avoir trouvé, selon lui, une meilleure doctrine.
Ce texte fut mis à l’Index - ainsi que tous les écrits dÉrasme - par les Facultés de théologie d’alors. Il ne fut accepté par l'Église, avec prudence, qu'après quatre siècles, quand il fut traduit et commenté par un ecclésiastique de grande érudition, le père Festugière, non suspect de sympathie pour la Réforme. Cependant, cet abbé prit la précaution de s’interroger sur le fait de savoir si Érasme ne fut pas un moine apostat, afin de démontrer à des lecteurs pointus qu’il ne partageait pas pleinement la vision christique de l’humaniste.
Mais de quel Christ s’agit-il ?
Le Christ d’Érasme est le crucifié, couronné d’épines sanguinolentes, les mains et les pieds déchiquetés, le flanc percé par la lance du centurion, le dieu de pitié des ateliers flamands et bourguignons, et non un dieu métaphysique, comme celui de Jacques Lefèbre d’Étaples, et avant lui de Nicolas de Cues ou de Marsile Ficin.
Érasme dit : «L'immortelle sagesse a pris la forme d’un pauvre homme humble, méprisé et condamné».10 C’est donc bien cet homme divin-là, humanisé, qui sera son guide, ce Christ humilié, insulté, souillé par la canaille, traité comme un bandit. Il l’aime d’amour et lui consacrera sa vie de militant évangéliste.
Érasme fut un homme seul, âprement discuté par les uns, passionnément porté aux nues par d’autres, voguant à contre-courant, debout dans les bourrasques, d’où qu’elles vinssent, de Rome ou de Wittenberg. Il ne cessa de proclamer la prééminence de l’esprit, de la tolérance, du juste milieu, du bon sens et de la raison. Cet humaniste exprima avec obstination, à travers tous ses écrits, l’idée que l’homme doit se fabriquer lui-même, se construire pour atteindre le plus grand épanouissement intellectuel, moral, religieux, possible, avec le Christ comme modèle et comme précepteur.
Ainsi donc, ce traité de vie intérieure, selon l’expression de son auteur 11 a été écrit afin de «rendre bien des hommes ou bons ou en tout cas meilleurs».12 Son but, en publiant ce manuel, était d’aider ses lecteurs, grâce à ce véritable discours de la méthode avant la lettre, à réfléchir sur les textes sacrés afin d’y puiser un enseignement moral, le désir et la volonté permanente de dépasser ses limites, et de «servir Dieu d’une âme sincère, chacun selon sa vocation»13, car «le vrai, l’unique monarque de l’Univers, c’est le Christ»14, et parce que «Jésus Christ est l’unique, hier et aujourd’hui et pour toujours».15
Ces quelques définitions, somme toute très courantes, du Christ et de sa puissance, glanées dans ses lettres expriment avec une totale sincérité, le fond de sa pensée. Avec de telles certitudes, les aléas de la vie ou les crises de société paraissent dérisoires et c’est ainsi qu’il explique les excès et les troubles de son époque tourmentée : «Le Christ est un artisan si habile qu’il sait élever son épouse (l’Église de Rome) par l’abaissement, la développer par la gêne, la défendre par sa persécution, la vivifier par la mort et la glorifier par l’ignominie».
Cette image nous prouve, s’il en était besoin, qu’il était aussi bon dialecticien, avec des arguments conventionnels, que pamphlétaire puisque dans cette phrase subtile il dit que l’Église de Rome est corrompue, vit dans le luxe, est tyrannique, est coupée de toute spiritualité et se vautre dans l’abjection. Tout en rappelant les douloureux débuts de l’église chrétienne et les persécutions dont les premiers convertis ont été les victimes, Érasme répète ses accusations contre les hauts dignitaires de Rome et d’ailleurs, qui vivent dans la débauche, la vénalité et qui s’accommodent aisément de la perte de leur salut.
On peut s'interroger sur l’origine de la terminologie guerrière à laquelle Érasme a recours. Il ne l’a pas inventée et elle ne correspond nullement à son caractère paisible, même s’il lui est arrivé quelquefois de se mettre en colère. Il faut remonter aux sources mêmes de la religion chrétienne, c’est-à-dire la Bible. L'Epître aux Ephésiens16 de l’apôtre Paul a dû l’inspirer. On y lit, en effet :
« Fortifiez-vous dans le Seigneur et par sa force toute puissante. »
« Revêtez-vous de toutes les armes de Dieu afin de pouvoir tenir ferme contre les dominations, contre les autorités, contre le prince de ce monde des ténèbres, contre les esprits méchants dans les lieux célestes. »
« C’est pourquoi, prenez toutes les armes de Dieu, afin de pouvoir résister dans les mauvais jours et tenir ferme après avoir tout surmonté. »
« Tenez donc ferme ; ayez à vos reins la vérité pour ceinture, revêtez la cuirasse de la justice.»
« Mettez pour chaussures à vos pieds le zèle que donne l’Évangile de paix. »15
« Prenez par dessus tout cela le bouclier de la foi, avec lequel vous pourrez éteindre tous les traits enflammés du malin, prenez aussi le casque du salut et l’épée de l’Esprit qui est la parole de Dieu. »
Ce style musclé, malgré les métaphores poétiques, imprègne quasi mot à mot la parole érasmienne dans un texte contre la guerre livrée aux Turcs par la chrétienté. Cette dernière se sentait terriblement menacée par l’Islam depuis la chute de Byzance en 1453.17
« Que dit, en effet, notre général Jésus Christ : Qui frappe par l’épée, périra par l’épée. Si nous voulons gagner la bataille pour le Christ, ceignons-nous du glaive de la parole évangélique, coiffons le casque du salut, couvrons-nous du bouclier de la foi, et pour le reste, de la panoplie des apôtres. Il arrivera que plus nous serons vaincus, plus nous vaincrons.»
Cette œuvre chevaleresque, d’un genre très particulier, est fondamentalement catholique, puisqu’elle ne cesse de parler d’un permanent dépassement de soi.
Pour y voir plus clair, je me suis livré à une étude thématique et sémantique de son vocabulaire. La richesse de celui-ci est telle qu’on peut considérer son emploi comme une technique pédagogique répétitive qui consiste à cerner progressivement, le mieux et le plus concrètement possible, la définition du mot « chrétien », indissociable, par ailleurs, de la notion de piété.
Le mot « chrétien » n’était pas employé souvent par les moines, qui se réclamaient de leur ordre. Ils étaient avant tout cordeliers, franciscains, augustins, carmes etc. et le port de l’habit, qui les distinguait les uns des autres, leur paraissait essentiel. À cet égard, Érasme affirme audacieusement, en une formule lapidaire qui a déchaîné d’inépuisables polémiques : « Monachatus non est pietas » ; c’est-à-dire : l’état monacal ne signifie nullement que l’on soit pieux ou que l’on ait la sainteté assurée.
On pourrait citer des centaines d’allusions à la trahison de ces «usurpateurs de la religion», comme il les appelle. Je me limiterai à deux d’entre elles qui les résument toutes :
« Les moines recherchent leur intérêt au lieu de celui du Christ, leur but n’étant pas de faire régner le Christ dans le cœur des hommes mais de préserver leur propre règne, ils placent leur meilleur espoir dans les harangues incendiaires dont ils ameutent le peuple et dans la calomnie effrontée où quelques-uns sont passés maîtres. »18 Il évoque les cabales religieuses dont il a été l'objet pendant plusieurs décennies.
L’autre citation : « Puissent le pape et les cardinaux l’emporter mais à condition que leur cœur ne regarde que le Christ, puissent même, si l’on veut, les moines l’emporter si c’est la cause du Christ qu’ils servent. Car s’ils ne visent que leur propre gloire, leur ventre, leur profit, leur domination, alors nous ne combattons pas pour le Christ, mais pour le monde. »
Pour Érasme, est chrétien celui qui pratique bien sûr les trois vertus théologales : foi, charité et espérance, mais aussi la piété, faite de miséricorde. La chasteté s’impose dans le célibat et la continence dans le mariage. Les époux doivent, en effet, pratiquer l’accord des cœurs et la pureté qui devrait ressembler le plus possible à la virginité car « il faut craindre la chair pour ne pas préférer le doux au salutaire ».
Le chrétien doit préserver la paix et vivre dans la joie, la modestie, pratiquer la mansuétude, l’indulgence, la bonté, la loyauté, la fidélité, la douceur, l’humilité, la patience, la longanimité, la bienveillance, la bonne foi, la clémence, la tolérance, mais pas jusqu’à accepter l’hérésie ; la sobriété dans l’écriture, le verbe et la table ; la justice, cela va de soi.
Ce qui définit bien le chrétien, selon Érasme, mais qui précise tout aussi pleinement toutes les morales, c’est : « Nous devons nous faire la guerre à nous-même et lutter fortement contre nos vices plutôt que d’imposer à autrui, par la force ou la terreur, une vérité dogmatique ».
Pour tout chrétien donc, « la vie spirituelle est un combat ».
Cette notion de lutte contre soi, ou du moins contre ses mauvaises pulsions, reste permanente dans ses écrits. Ceci exclut le moindre lien entre la pensée érasmienne et la doctrine luthérienne qui est à cet égard aux antipodes de cette notion de combat.
Quelles sont, par opposition, les pulsions qui font que l’on ne peut pas être considéré comme un vrai chrétien ?
N’est pas chrétien celui qui se laisse dominer par ses passions et qui refuse le jugement de la raison, c’est-à-dire celui qui est habité par l’ambition, l’aveuglement, la vaine gloire, la cupidité, l’envie, l’avarice, la rapacité, la soif de l’or, des possessions et des honneurs, la tyrannie, la cruauté, l’esprit de vengeance, la méchanceté, la colère, l’emportement, la malice, la violence, tant de geste que de parole, l’opiniâtreté, la haine, la rancune, la calomnie, la médisance (qu’il appelle «le poison vipérin d’une langue dénigrante»), la vanité, l’insolence, l’emportement, l’orgueil ou la philautie, c’est-à-dire l’amour de soi, l’enflure de l’esprit, la morgue, le goût des querelles et de la chicane, les inimitiés, les rivalités, le vol, le plaisir, les délices, le désir, les fornications, l’impudicité, la chair, même en esprit, la débauche, la corruption, la sensualité, la volupté, la paresse, la faiblesse, le luxe, la gloutonnerie, la concussion, les sacrilèges, les faux-dehors, l’hypocrisie, les superstitions, le mensonge et le culte des idoles.
Si le mot fornication vous a choqué, sachez que : « À supposer que ton corps ne commette pas la fornication, si tu es âpre au gain, déjà ton âme fornique. »
C’est pour cette raison que, dans son texte, fornication est au pluriel ! Ce sont là des formules qui frappent et qui sont bien dans le style du prédicateur idéal, selon le vœu d’Érasme. Notre humaniste, malgré ce que je viens de dire, ne fut certes pas un mystique qui s’imposa un mode de vie ascétique, fait de macérations et de flagellations, de jeûne et d'autres privations de toutes sortes. Il n'eut pas la conviction absolue d’être en contact personnel avec la divinité, pas plus qu’il n’eut de vocation conventuelle. Il n’éprouva que du dégoût pour la vie monastique, qu’il eut à subir malgré lui pendant de longues et pénibles années, ainsi que pour les rites et les observances, les cérémonies et le faste de l’Église.
Il affirma : « Moi, je n’ai jamais été moine. En effet, c’est la profession spontanée qui fait le moine, non celle obtenue sous la contrainte ».19
En revanche, son dessein fut toujours d’extraire des textes - qu'il s'agisse du Nouveau Testament, ou des exégèses des Pères de l’Église ou d'autres théologiens - la quintessence, c’est-à-dire le Christ.
Il a trente ans quand il se remet en question. Il rédige d’abord des notes à son usage. Il réfléchit. Il tente de voir clair, car il traverse une crise de conscience. Il veut se situer par rapport à cette Église délabrée, desservie par un clergé trop animé de soucis humains.
« C’est au moment même où dans l’homme ont vieilli les passions », dit-il, « que surgit enfin cette bienheureuse tranquillité d’une âme innocente et la sécurité de l’esprit comme un banquet inépuisable ».
Mais sa pensée se structure et s’organise immédiatement dans l’écriture. Elle devient un livre bien construit qui connaîtra un immense succès.
Je vous convie à découvrir ce diamant pur au travers duquel votre propre méditation pourra se réfracter, car Érasme est un professeur convaincu qui a l’ambition de faire passer le message de l’Écriture, tel qu’il le déchiffre lui-même.
Ce Manuel comprend vingt-deux règles ou canons, dont je résume à l’extrême les traits les plus fondamentaux.
1. « La première règle doit être d’avoir pleinement l’intelligence de ce que nous livre l’Ecriture sur le Christ et sur son esprit ». Donc, il faut lire les Evangiles afin d’en tirer un art de vivre et de penser.
2. Il faut renoncer au monde, mourir au péché, aux désirs charnels car « si tu es dans le monde, tu n’es pas dans le Christ ».
3. « Seule la voie du Christ conduit à la félicité ». « L’espoir de la récompense doit nous tenir en éveil ».
4. « Il faut que tu places devant toi le Christ comme l’unique but de la vie et non le diable. Par Christ, n’entends pas un vain mot, mais rien d’autre que la charité, la simplicité, la patience, la pureté, bref tout ce qu’il a enseigné. Par diable, n’entends rien d’autre que tout ce qui éloigne de ces qualités ». Parmi les choses indifférentes pour un chrétien, figurent la science, la santé, les dons de l’esprit, l’éloquence, la force, la dignité, les faveurs, l’autorité, la prospérité, la bonne renommée, la race, les amis, les richesses.
5. Il faut « passer des choses visibles vers l’invisible, c’est-à-dire comprendre le sens allégorique de l’Écriture Sainte, et sonder le sens spirituel caché ». Il se moque de ceux qui restent attachés à la lettre et, avec une audace mesurée, ironise sur la mentalité des dévots qui accordent moins d’importance au symbole et à son sens spirituel qu’à la chose décrite, tels que : la figure d’Adam formée de glaise trempée d’eau, Ève tirée d’une côte, Dieu qui se promène dans le jardin de l’Eden et dont la longue barbe blanche est soulevée par la brise, l’ange placé aux portes du Paradis avec une épée flamboyante, images auxquelles il ne croit pas.
Il faut, dit-il, « chercher au-delà de la surface ». « Dieu est esprit et ceux qui l’adorent doivent l’adorer en esprit et en vérité ».
6. Il ne faut chercher le modèle de piété que chez le seul Christ. De ceci naissent plusieurs obligations logiques.
a) L’éducation des enfants : « Dès le berceau, il faut les imbiber de convictions dignes du Christ ».
b) La communauté des biens : « Tous les biens sont communs à tous. La charité chrétienne ne connaît pas de droit de propriété. » Cependant, plus tard, lorsque Érasme aura acquis quelques biens, il nuancera sa pensée dans un ouvrage moins connu, « Sur la concorde de l’Église » : « Que les détenteurs légitimes des richesses en gardent la propriété et conservent le droit d’en disposer mais que, par charité, ils en partagent la jouissance avec tous. » 20
c) Les superstitions. Évidemment, Érasme les abomine. « Tu t’asperges d’eau bénite : à quoi bon, aussi longtemps que tu n’enlèves pas de ton esprit les souillures du dedans. »
« Tu veux t’attirer la faveur de Pierre ou Paul ? Imite la foi de l’un, la charité de l’autre, et tu auras plus fait que si tu courais dix fois d’église en église à travers Rome. »
« Tu adores les os de Paul mis en réserve dans des reliquaires et tu n’adores pas l’esprit de Paul en réserve dans ses écrits.»
« Tu honores l’image du Christ représentée par la pierre ou le bois ou peinte de couleurs : c’est avec bien plus de religieux respect que tu dois honorer l’image de sa pensée. »
« Tu es frappé de stupeur à la vue de ce qui passe pour la tunique ou le suaire du Christ, et tu lis avec nonchalance les oracles du Christ ! »
Il est contre ce qu’il nomme de « misérables petites traditions humaines ».
« Non, la charité ne consiste pas à fréquenter les églises, se prosterner devant les statues des saints, allumer des cierges, recommencer à l’infini un certain nombre de prières. Dieu n’a en rien besoin de ces pratiques. »
Et enfin, même la confession peut être une forme de superstition car « Plus tu aimeras le Christ, plus tu haïras tes vices car la haine du péché suit l’amour de la piété comme l’ombre suit le corps. J’aime mieux qu’une bonne fois et pour de vrai tu haïsses intérieurement tes mœurs vicieuses que si tu les maudissais dix fois verbalement devant un prêtre. »
d. La tolérance : « Cela ne respire pas le christianisme que l’homme de Cour soit habituellement hostile au provincial, le paysan au citadin, le riche au pauvre, le patricien au plébéien, le fonctionnaire à l’homme privé, l’illustre à l’inconnu, le puissant au faible, l’Italien à l’Allemand, le Français à l’Anglais, l’Anglais à l’Ecossais, le grammairien au théologien, le dialecticien au grammairien, le médecin au juriste, le lettré à l’illettré, le bien-parlant au bégayant, le célibataire au marié, le jeune homme au vieillard, le clerc au laïc, le prêtre au moine, le Franciscain au Colletin, le Carme au Dominicain etc.»
e) Le respect d’autrui : « Ne méprise, en comparaison de toi, nul individu, même du petit peuple. Le prix auquel vous avez été rachetés a été le même pour vous deux. »
7. Il faut « s’efforcer d’emblée au meilleur ».
8. «Il n’est pas plus grand signe du rejet de la miséricorde de Dieu que de n’être jamais assailli par les tentations.»
9. Il faut être vigilant sans cesse.
10. Il faut chasser les mauvaises pensées.
11. Il ne faut pas être présomptueux quand on a triomphé d’une tentation.
12. Il faut veiller à sortir meilleur de chaque combat contre le Tentateur.
13. « Prends courage dans la lutte, espère hardiment que va venir une paix qui ne cessera plus. Mais en retour, si tu as vaincu, conduis-toi comme si tu devais bientôt retourner au combat. »
14. Aucun vice n’est léger.
15. « Plus le chrétien triomphe de la tentation, plus douce lui deviendra la victoire. »
16. « Ne jamais abandonner le combat. Parfois des péchés mortels aboutissent à un surcroît de piété. »
17. Il faut garder à l'esprit la signification de la Croix.
18. « Le péché est chose ignoble, détestable. Grande, au contraire, est la dignité de l’homme. »
19. Avoir à la conscience la différence fondamentale entre la mort éternelle et la vie immortelle.
20. Une anxiété perpétuelle accompagne l’habitude du péché.
21. Ne pas remettre à demain la correction de notre vie de péché car la vie est fugace.
22. Il faut se repentir de tout cœur.
Érasme était encore moine, on le sent bien, lorsqu’il publia ce catéchisme à l’intention de lecteurs laïcs et non pour des religieux comme en ce qui concerne l’Imitation de Jésus Christ du célèbre Thomas a Kempis, qui fut presque son contemporain.
En 1516, Léon X le dispensa de porter l’habit de son ordre et l’autorisa à recevoir des bénéfices ecclésiastiques malgré sa naissance illégitime. Cela représenta évidemment un changement considérable dans la voie de l’indépendance, mais il ne renia aucun de ses principes pour autant et son humanisme évangélique devint encore plus énergique par la suite.
Dès lors, Érasme put affirmer davantage son individualisme.
Il essaya toujours d’agir et d’écrire conformément à l’enseignement du Christ, qu’il ne cessa de répéter à ses lecteurs dans des livres de plus en plus marqués, hélas, par la polémique confessionnelle de son temps.
Il fut l’apôtre de la « via media » à un moment de l’histoire du XVIe siècle où les attitudes allaient se durcir et les haines partisanes et les intransigeances s’amplifier.
Il n’est pas inutile de lire aussi la lettre adressée au moine Paul Voltz21 - un ami allemand d’Érasme - qui servit de préface à la réédition de 1518. Peu avant, Martin Luther avait publié ses thèses tonitruantes qui furent le point de départ irréversible d’une révolution religieuse qui mit l’Europe en effervescence.
La différence entre le «Manuel» et cette lettre, c’est que l’un concerne le chrétien en tant qu’individu isolé en relation avec Dieu et que l’autre place l’homme dans la communauté chrétienne, en présence des autres et solidairement confronté avec le drame des oppositions religieuses naissantes. Érasme y apparaît comme un grand moraliste car lui-même est davantage tourné vers le monde, vers la société historique dans laquelle il s’implique de plus en plus et qu’il veut aider à devenir plus humaine.
C’est cette attitude-là que j’appelle le militantisme d’Érasme, qui a cessé d’être moine, mais qui reste un prêtre séculier s'efforçant de partager sa science avec le plus grand nombre.
Dans cette lettre, il affirme que le Christ a voulu que l’accès à la vérité soit facile pour tous, non au moyen de disputes théologiques mais «par une foi sincère, une charité non feinte, accompagnée de l’espérance ». Plus loin : « Il faut veiller au salut de la foule ignorante pour laquelle le Christ est mort » et « Le sauveur n’exige rien de nous si ce n’est une vie pure et simple ». « La vraie théologie authentique, efficace, c’est de chercher le salut de tous et la gloire du Christ. » Plus loin encore : « Il est préférable de se réfugier à l’ancre vraiment sacrée de la doctrine évangélique. »
La phrase : « Évite de contaminer cette céleste philosophie du Christ par des décrets humains » est une critique directe de la papauté qui vient déjà de décider l’excommunication de Luther, mais qui hésite encore à la proclamer.
Il exprime son aversion pour l’hypocrisie des cérémonies par : « S’il ne s’était caché dans les cérémonies qu’une faible menace de ruine pour la religion, Paul, dans toutes ses lettres, n’aurait pas si âcrement exhalé sa bile contre elles.»
Son anti-monachisme ne s’estompe pas au fil du temps : « Nul n’est plus éloigné de la vraie vie religieuse que celui qui se paraît à lui-même très religieux. »
« On ne fait jamais pire tort à la piété chrétienne que quand, par détorsion, on applique au Christ ce qui est réellement du monde et quand on préfère à l’autorité divine celle des hommes. »
Il répète implicitement le fameux « Monachatus non est pietas » lorsqu’il suggère qu’il n’est pas nécessaire d’être théologien pour pratiquer la vérité. À vrai dire, c’est plutôt le contraire qui se produit car l’important, c’est de vivre vertueusement plutôt que de penser avec orthodoxie.
Ses confrères contemporains, comme Lefèvre d’Étaples et Martin Luther, lui reprocheront vivement d’avoir trop «humanisé» le Christ et de l’avoir séparé de sa divinité.
En 1518, Luther écrit à propos d’Érasme à un disciple : « L’humain l’emporte en lui sur le divin ». Dans son ouvrage « Du libre arbitre »22, Luther affirme : « Personne ne peut avoir la moindre intelligence de l’Écriture sauf celui qui possède l’esprit de Dieu ».
Il faut comprendre par là : Érasme ne l’a pas, mais moi oui ! Marguerite d’Angoulême, sœur de François Ier, restée dans le giron de l’Église par raison d’Etat, mais très tentée par le discours luthérien, reproche également à Érasme d’avoir trop confiance en l’homme.
Pour elle, la paix du cœur ne peut venir que de l’anéantissement de soi devant la sagesse infinie de Dieu.
Ces discussions, ces malentendus et les incompréhensions qui en résultèrent, bouleversent profondément notre humaniste qui s’en ouvre à un de ses amis : « Le drame luthérien a fait monter la tension à un tel degré qu’il est devenu aussi dangereux de parler que de se taire ».23
Un des thèmes de la polémique théologique qui entraîne des prises de position irréductiblement hostiles est la liberté du chrétien.
Selon Erasme, l’homme choisit librement entre le bien et le mal, l’eau et le feu, la vie et la mort. Il reprend là des expressions tirées de l’Ecclésiaste, un livre de l’Ancien Testament.
Luther, en revanche affirme : « Dieu a délivré mon libre arbitre de l’œuvre du salut. Il l’a confié à son libre-arbitre divin et il m’a promis de me sauver non point en vertu de mes efforts mais en vertu de sa grâce et de sa miséricorde ».
Il dit encore : « Les préceptes de la loi n’ont d’autre but que d’apprendre à l’homme à désespérer de lui-même », ce qui montre à suffisance combien il est opposé à l’humanisme érasmien qui fait confiance à l’homme.
Érasme se plaint de perdre un temps considérable à se justifier et à s’expliquer par lettres et livres auprès de ses ennemis, de plus en plus hargneux. De toute manière, il est aussi suspect aux yeux des luthériens et des tenants de sectes déjà dissidentes, que des autorités catholiques.
N’a-t-on pas dit : « Érasme a pondu les œufs dont Luther a fait éclore les poussins ? » 24. Plus tard, Jean Calvin dira à propos d’Érasme, qu’il n’a pas connu sauf par ses livres : « Ce fut une erreur d’avoir voulu à demi accorder la doctrine de l’Écriture avec celle des philosophes ».
L’amertume d’Érasme est grande devant un tel déferlement de haine et un tel gâchis. La lassitude, le découragement, le sens aigu de la réalité lui font dire : « Je suis d’avis que depuis la naissance du Christ, il n’y a pas eu de génération plus méchante que celle-ci ». 25
Érasme, était-il « ondoyant et mouvant » comme l’a jugé Luther, ou était-il seulement nuancé, analysant le pour et le contre avec équanimité ?
Il est en tout cas resté inébranlable sur le principe de l’unité de la foi ; son humanisme est donc monolithique. Pour lui, les religions apportent à ceux qui les pratiquent une réponse à leurs inquiétudes ; malgré les différences de formes, elles ont une même finalité spirituelle.
Thomas More doit à Érasme d’avoir conçu dans son Utopie ces «dimanches utopiens » où les gens se rassemblent pour prier chacun selon sa religion et où toutes les opinions sont admises, sauf l’athéisme.
Pour More, la religion catholique, pour laquelle il est mort, n’était même pas la plus usitée. Il s’agissait - comme chez Érasme - d’une religion naturelle et aisée à comprendre, davantage une morale qu’une mystique.
Ma recherche m’a fait prendre conscience que l’esprit chevaleresque et la mythologie du chevalier (qu’il s'agisse de saint Georges, de saint Jacques de Compostelle ou de sa caricature sous les espèces du Matamore, d'un chevalier sans peur et sans reproche des légendes populaires et arthuriennes, d'Amadis des Gaules, des quatre Fils Aymon héros d'un époustouflant roman de chevalerie de 18.489 vers, du fameux paladin Roland de Roncevaux, ou d’autres qui s'illustrèrent lors des Croisades) avaient cessé d’exister au XVIe siècle, donc à l’aube des temps modernes.
Au siècle suivant, Miguel de Cervantès, chevalier guerroyeur et longtemps bretteur imprégné d’idéal chevaleresque comme tout Espagnol digne de ce nom - pour qui Dieu est la seule justification - vécut une crise de conscience lorsqu’il fut rendu à la vie civile, banale et médiocre, après avoir subi une blessure terriblement invalidante à la bataille de Lépante contre les Turcs. Il sombra dans une amertume sclérosante dont il ne parvint à s’arracher sur le tard que par l’écriture.
Son fabuleux personnage de Don Quichotte de la Mancha, le chevalier à la triste figure, à la fois émouvant et exaspérant, est certes un pur, mais il est fou. La chevalerie est définitivement morte avec lui, après cinq siècles d’existence très agitée, marquée à la fois par la grandeur féodale, la poésie courtoise, les chansons de geste et la peur de Dieu.
La chevalerie avait jeté son plus vif éclat aux XIe et XIIe siècles. Décadente dès le XIVe siècle, elle avait pourtant enfanté entre-temps les ordres religieux militaires et commençait à créer les ordres de cour.
L’idéal initial n’avait pas résisté à la barbarie des hommes et à l’usure des institutions créées par eux. Ce désir admirable de protéger les faibles et les opprimés contre les forts, de redresser les injustices, de vivre pour l’honneur, avec courage et abnégation, d’être charitable et loyal, appartient plus à la littérature qu’à la réalité.
La période où la chevalerie fut le plus à l’honneur fut une des plus cruelles et des plus grossières de notre histoire, une de celles où l’on vit le plus de crimes et de violences, où la paix publique fut le plus fréquemment troublée et où le plus grand désordre régna dans les mœurs.
Ce qu’Érasme nous en dit dans ses deux colloques est très édulcoré, par respect pour la pudeur de ses lecteurs. Il était en réalité exceptionnel que des hommes acceptassent en permanence de souscrire à cet idéal de dévouement et d’héroïsme ; pour un petit nombre ce noble comportement débouchait sur la rédemption de leurs péchés et le salut de leur âme.
La vraie chevalerie se rencontrait davantage chez les moines-soldats, comme les chevaliers de Saint Jean de Jérusalem, les chevaliers de Calatrava ou ceux de l’Ordre de Malte.
La fin de la chevalerie fut bruyamment amorcée par l’usage des armes à feu qui rendirent égaux devant la mitraille le noble et le vilain, le véloce et le balourd, le chevalier cuirassé et la piétaille en guenilles. L’établissement des armées permanentes devait affranchir les souverains centralisateurs contemporains d’Érasme de la dépendance de leurs orgueilleux grands vassaux, toujours à la limite de l’insubordination.
La noblesse des sentiments, le goût du panache et de la gloire, le don de sa vie pour la beauté d’une cause ou les yeux d’une femme, de préférence inaccessible, ne résisteraient pas longtemps, pas plus que les armures, aux effroyables giclées de grenailles.
Il est temps de conclure. Je définirai une fois encore Érasme comme un moraliste qui ne cessa d’œuvrer pour que la vie des hommes soit plus digne et plus douce, en un mot plus humaine.
Étant tous embarqués sur le même esquif pour la même croisière, efforçons-nous de faire en sorte que la traversée se fasse le mieux possible en sachant bien que la dureté et l’égoïsme, la cruauté et l’orgueil des autres en sont les pires écueils.
« Il est plus beau de vaincre sa colère que de vaincre l’ennemi, » écrit-il26 à l’archevêque de Cologne, « beaucoup plus sûr d’affermir son pouvoir par la bienveillance que par la force, et, pour étendre les murailles de son empire, la réputation de clémence a plus de force que celle de la vaillance ».
Le combat qu’Érasme a livré se résume bien dans le conseil affectueux qu’il donne au fils d’un lord anglais qui fut un de ses premiers protecteurs ainsi que son élève, William Mountjoy 27 :
«La gardienne la plus sûre de toutes les vertus, c’est la modestie. Je t’exhorte jour après jour à lutter avec toi-même pour en sortir journellement meilleur».
On pourra rétorquer qu’Érasme n’a pas toujours été modeste.
En vieillissant, il se laissa aller parfois à de redoutables sautes d’humeur et il lui arriva d'exprimer avec véhémence des appréciations injustes à l’égard de certains.
Mais cette phrase nous montre bien qu’il est conscient de ses manques ou de ses manquements et nous savons que sa vigilance permanente corrigeait l’impulsion première, jugée mauvaise en regard des préceptes du Christ.
La lecture de sa correspondance nous éclaire admirablement sur les mouvances de sa pensée et les mouvements de son cœur. Je serais même tenté de dire que ses lettres nous en apprennent davantage que ses livres - qui s’adressent fatalement à un plus vaste public - sur sa discipline personnelle, son hygiène affective et sa technique d’auto-contrôle.
De toute manière, il dit, comme pourrait le faire un libre-exaministe de notre temps : « Rien n’arme mieux l’homme contre les coups du sort que la philosophie, surtout celle qui est acquise en observant les réalités et en les examinant de près ». 28
Érasme ne fut donc ni un rêveur, ni un théoricien de la spéculation philosophique éthérée. Il nous le prouve ici. Il enseigne surtout la patience, la ténacité dans l'effort, la régularité dans la recherche puisque : « C’est en l’arrachant poil par poil qu’on vient à bout de la queue du cheval » 29.
Références bibliographiques
1. Correspondance d’Érasme. Traduction en français par A.Gerlo et alii. 12 volumes. Université Libre de Bruxelles 1967-1984.(Lettre 2093)
2. L.305
3. Les Colloques d’Érasme. Édition du Pot cassé, Paris 1934. Traduction de Jarl-Priel. 1934-1935. Volume III. Page 180. «De rebus ac vocabulis»
4. Idem. IV- page 155. «sive emendita nobilitas».
5. Idem. IV- page 167
6. Idem. IV- page 170
7. Idem. IV- page 172
8. « Enchiridion christiani militis ». Traduction en français par A.J. Festugière. Vrin , Paris 1971.
9. Albert Dürer. «Journal de voyage aux Pays-Bas» Traduit et commenté par J.A.Goris et Georges Marlier. Bruxelles 1937.
10. L.373
11. L.3008
12. L.698
13. L.2899
14. L.586
15. L.1329
16. VI (10 à 17)
17. Léon Halkin «Erasme et les nations» Edition chez Latomus, Bruxelles 1970.
18. L.2029
19. L.1436
20. «Sur la concorde de l’Église» ; «Liber de sarcienda ecclesiae concordia diatribè. Traduit par R.Galibois. Centre d’études de la Renaissance de Québec 1971.
21. L.858
22. «De libero arbitrio». Essai sur le libre arbitre. Traduit et commenté par Pierre Mesnard. Alger 1945. Réédition chez Vrin, Paris.
23. L.1206
24. L.2906
25. L.1239
26. L.1976
27. L.2367
28. L.2533
29. L.1127A