Bulletin Numéro 55 - Qu'avait dit Raif Badawi
Article Index |
---|
Bulletin Numéro 55 |
Qu'avait dit Raif Badawi |
Sous le charme de ... Charb |
Six mois apres |
All Pages |
Qu'avait dit Raif Badawi ?
Patrice Dartevelle
Tout le monde a entendu parler de Raif Badawi, le jeune Saoudien condamné à 10 ans de prison et 1.000 coups de fouet (sans parler des 226.000 € d'amende) en mai 2014. Les coups de fouets devaient être administrés à raison de 50 coups hebdomadaires. La première séance a eu lieu le 9 janvier 2015. C'est elle qui a suscité l'indignation du monde démocratique. Ce sont ces réactions scandalisées qui ont manifestement provoqué l'interruption de ces séances. Il ne faut pas rêver et parler d'arrêt ou d'annulation : les autorités saoudiennes ne lâcheront pas prise si aisément et le 7 juin 2015, la Cour suprême d'Arabie Saoudite a confirmé le jugement et l'a rendu définitif.
Le motif de sa condamnation n'était connu en Occident que sous sa forme minimale : R. Badawi avait publié sur son blog et sur d'autres des critiques du régime saoudien, l'emprise de la police religieuse et aurait "insulté l'islam". Mais pour bien des raisons, la répression assurément mais aussi pour nous sans doute la difficulté de lire facilement les textes en arabe, nous n'avions pas accès aux écrits mêmes de R. Badawi.
La situation vient de changer par la publication d'un petit ouvrage regroupant en traduction française 14 des textes de R. Badawi qui sont encore disponibles. Ils ont été sélectionnés par un journaliste allemand, Constantin Shreiber, avec l'aide de l'épouse de R. Badawi, Hensaf Haidar, et d'abord traduits et publiés en allemand. Sur cette base, la traduction des originaux arabes vers le français est disponible depuis mai (*). Elle nous permet d'en savoir plus.
Les 14 courts textes ne peuvent tout nous dire. Ils ne nous livrent qu'indirectement des données sur la formation, les lectures, les références de R. Badawi.
Mais de toute évidence la France des Lumières et de la Révolution a eu une forte influence sur lui.
Les deux maîtres mots qui ressortent de l'opuscule sont libéralisme et laïcité. Libéralisme n'est pris ni dans son sens économico-politique européen d'aujourd'hui ni dans son sens américain mais dans son sens historique du 19ème siècle européen. Il désigne donc la doctrine politique de ceux qui réclament liberté, démocratie et luttent contre les empiètements souvent hégémoniques des religions sur ces libertés et sur les progrès de la science.
Une remarque préalable s'impose : la traductrice française, France Meyer, ne s'explique pas sur le choix du français "laïcité". N'étant pas arabisant, je n'ai pas accès à l'original arabe mais selon mes connaissances en la matière, l'existence d'un terme arabe globalement correspondant ne va pas de soi. J'ignore également le terme choisi pour la traduction en allemand, langue qui a également quelque peine pour traduire un mot qui est propre aux langues romanes. Ceci fait, voyons ce que nous avons.
Le blog créé par R. Badawi s'intitule "Libérez les libéraux saoudiens". Le but affiché de R. Badawi dans la préface du livre, rédigée dans sa prison en 2015, c'est "tenter de réinventer le libéralisme en Arabie Saoudite, pour participer à la diffusion des "Lumières" dans ma communauté, abattre les murs de l'ignorance, effriter l'inviolabilité du clergé et essayer de promouvoir un embryon d'opposition et le respect de la liberté d'expression, des droits de la femme et de ceux des minorités et des indigents en Arabie saoudite".
Livré à la saleté de la prison, aux graffitis des toilettes communes, il y découvre une inscription qu'il lit avec émotion après l'avoir découverte avec surprise : elle proclame :
"La laïcité est la solution". La ligne générale est ainsi donnée. Lisons les textes.
Dans l'un d'entr'eux, R. Badawi se moque avec une réjouissante cruauté des "astronomes religieux", catégorie encore pensable et bien présente en Arabie Saoudite pour nier, sous peine de sévères poursuites, que la Terre tourne autour du Soleil. R. Badawi suggère ironiquement à la NASA d'abandonner ses télescopes et de s'en remettre désormais à ces personnages moyenâgeux. Comment est-il encore possible de nier des évidences scientifiques dont dépend la vie de tous les jours, le fonctionnement des GPS, des téléphones portables, des avions ? Le prix en est évidemment une incroyable dictature, religieuse, intellectuelle et politique.
R. Badawi est courageux. Il dénonce par exemple les musulmans américains qui ont voulu bâtir une nouvelle mosquée à New-York, à deux pas de Ground Zero, en relevant qu'en plus l' Arabie Saoudite, dont provenaient presque tous les auteurs des détournements d'avion de 2001, ne permet sur son territoire la construction d'aucune église ou synagogue, alors que l'Amérique autorise les prédicateurs musulmans. Il est heurté par le fait que "nos musulmans d'Arabie Saoudite ne respectent pas la croyance d'autrui" même vis-à-vis d'un pays qui respecte toutes celles d'autrui comme aucun autre. En Amérique et en Europe, tout le monde n'a pas été aussi clair et logique, à mon avis en suscitant un grand rire intérieur de bien des musulmans invoquant nos principes pour parvenir ensuite à nous en refuser les avantages au nom de leurs principes. Il est encore plus courageux et cohérent quand il déclare ne pas vouloir le triomphe d'un Etat islamiste regroupant par hypothèse la Palestine et un ex-Israël dont tous les juifs auraient été chassés. Son verdict est clair et, parlant des pays fondés sur la pensée religieuse, il s'interroge : "Qu'offrent-ils en termes d'humanité et d'humanisme?".
La réponse claque : "Rien, c'est certain, sinon la peur de Dieu et l'incapacité à affronter la vie".
R. Badawi ne m'apparaît pourtant en rien comme un athée. Au contraire, il s'appuie sur les religions - ou du moins la conception qu'il en a - au risque de les enjoliver : "Les religions monothéistes ont prôné, et avec insistance la liberté d'expression". La phrase était suivie d'une ou plusieurs citations du Coran qui a ou ont été enlevée(s) de la version française "pour des raisons de sécurité" selon la Note de l'éditeur qui figure en tête de l'ouvrage. Mais R. Badawi poursuit : "Il faut que le penseur exprime ses idées ou sa philosophie de la vie avec sincérité et audace, même si celles-ci comportent quelques erreurs, ou nagent seules à contre-courant de la "tradition religieuse".
Le libéralisme, son idéal politique, n'est pas l'ennemi de la religion, c'est "une construction cognitive, et offre à tous la possibilité d'une existence libre et digne, vision conforme à celle de la religion divine qui a toujours prôné le bien, l'amour et la paix" et il continue : "Le libéralisme garantit l'expression de toutes les libertés individuelles, y compris le libre exercice de tout culte, sans infliger à la société la tutelle ou la tyrannie d'une doctrine". Un peu plus surprenant et qui indique des connaissances qui dépassent l'horizon-borné-saoudien : "Ceux qui s'y opposent [au libéralisme], ce sont les islamistes, et une poignée de membres de l'extrême droite réactionnaire européenne qui se réclame du Moyen Age, destructrice de la Révolution française". Et R. Badawi de conclure : "Un Etat libéral est un Etat sans religion, ce qui ne veut pas dire qu'il est athée mais qu'au contraire il garantit à toutes les religions le droit d'exister et qu'il les soutient et les encourage sans aucune discrimination", selon une formule que l'on croirait plus belge que française.
Les droits des femmes sont pour R. Badawi une question essentielle. Avec un réel bon sens historique, il relève que la phobie de la mixité, de règle aujourd'hui en Arabie saoudite, est une création récente : il sait bien que sa grand-mère travaillait aux côtés de son grand-père. Le fondamentalisme musulman actuel n'est pas le reste d'une situation ancienne qui ne veut pas mourir mais un revival.
Deux textes sont liés à l'actualité politique.
Le premier est un texte d'adhésion aux révolutions du printemps arabe, spécialement en Egypte. Hélas R. Badawi n'a pas été plus perspicace que la plupart des Occidentaux. A aucun moment il n'imagine que la démocratie comprise comme l'organisation d'élections libres peut signifier le triomphe des frères musulmans ou de pire encore...
Le cas algérien aurait pu le mettre en garde.
Le second reprend les positions du Marocain Saïd Nashid et R. Badawi et dénonce la trahison par l'Occident de ses propres valeurs démocratiques : "ce présumé modèle occidental menace désormais l'avenir de la modernité et de la démocratie, les valeurs des Lumières, et les principes de la Révolution française... pour se diriger vers un objectif résolument à droite, religieux, conservateur, et parfois colonialiste". G.W. Bush est passé par là et nous sommes très loin d'avoir réparé les dégâts qu'il a infligés.
(*) Raif BADAWI, 1 000 coups de fouet parce que j'ai osé parler librement, traduit de l'arabe par France Meyer, Paris, Editions Kero (avec le soutien d'Amnesty International), 2015, 63 pp.Prix : +/- 3,50 € (le bénéfice est reversé à l'auteur pour sa défense).
Le 13 mars 2015, le conseil d'administration de la LABEL a décidé d'apporter son soutien à R. Badawi et à l'action d'Amnesty International en sa faveur. Nous avons été présents le 30 avril et le 4 juin aux manifestations organisées par cette association devant l'ambassade d'Arabie Saoudite à Bruxelles et le 16 mai à la conférence donnée à Bruxelles par son épouse Ensaf, réfugiée au Canada avec leurs trois enfants.
---------------------------------------------------------------------------