Revue Numéro 8 2016 - Rapport sur la répression du blasphème en 2013
Rapport sur la répression du blasphème en 2013
Patrice Dartevelle
Je voudrais tout d'abord relever quelques faits qui montrent les conséquences lourdes de lois comme les lois mémorielles, ainsi que de celles visant les sectes, et de condamnations du blasphème fondées sur une utilisation liberticide de lois ordinaires et anodines. Les tribunaux et la police n'hésitent plus à s'attaquer à la recherche universitaire.
Nous avions relevé il y a quinze ans la condamnation de l'orientaliste français Gilles Veinstein. Il avait été condamné en 1998 pour un article publié en 1995, ressorti opportunément par des personnes qui voulaient empêcher sa nomination au plus haut titre universitaire français, ou plus exactement tenter d'éliminer un candidat qui en gênait un autre. Dans cet article, il refusait, faute de preuves, de qualifier de génocide le massacre des Arméniens. on élection au Collège de France, qui paraissait sans problème jusque-là, n'a finalement été acquise que d'extrême justesse, par 18 oui, 15 non et 2 votes blancs.
Mais "la blessure de 1998 ne se referme pas et le laisse, selon ses proches, physiquement affecté" (Philippe-Jean Catinchi, Le Monde des 17-18 février). Il prend une retraite anticipée et meurt le 5 février, à 67 ans.
En Belgique comme en France, il n'est pas bon d'avoir les "sectes" au nombre de ses thèmes de recherche. La Sûreté nationale, désœuvrée depuis la fin de l'URSS, mais toujours aveugle à la pédophilie qui ravage le clergé catholique, a même fait la bêtise de désigner des parlementaires qu'elle espionne pour un imaginaire délit d' "appartenance sectaire".
-16-apport publié le 27 janvier cite nommément trois parlementaires d'origine africaine comme "étant en relation avec l'Eglise de Scientologie" (Le Soir du 27 mars) ainsi que plusieurs universitaires comme "ayant des contacts avec des sectes".
Comme si pour les étudier, on pouvait faire autrement ! Bien évidemment les universitaires ont généralement des contacts avec plusieurs de ces "sectes", toutes parfaitement en guerre entre elles, ce qui exclut toute sympathie réelle (sauf pour tous ceux qui défendent leur liberté de conscience). Rik Torfs, professeur de droit canon devenu depuis recteur de la KUL, et Anne Morelli se sont insurgés (Le Soir du 20 février) mais quel jeune chercheur, mis à part un pseudo-scientifique, à l'âme de dénonciateur au profit de la religion dominante, va-t-il encore se risquer dans le domaine?
En 2012, le Salon du Livre de Jaipur, "le plus grand événement littéraire d'Asie" (Le Monde du 1er février) a été le théâtre de perturbations du fait de l'invitation faite à Salman Rushdie d'y participer. Celui-ci avait dû se décommander suite à des menaces proférées par des musulmans qu'en Occident on qualifie toujours d'extrémistes. En 2013, les organisateurs se sont engagés à ne pas convier des auteurs jugés sulfureux, c'est-à-dire qui offenseraient les sentiments de telle ou telle communauté.
Qui a dit que l'Inde était la plus grande démocratie du monde ? Reste à voir évidemment ce qu'on entend par démocratie.
Salman Rushdie se montre bien amer dans un bel article (Le courage politique, une vertu hier célébrée dont on se méfie à présent, Le Monde du 18 mai) : "Cette idée nouvelle, selon laquelle les écrivains, les universitaires et les artistes qui luttent contre l'orthodoxie et l'intolérance sont à blâmer, parce qu'ils troublent inutilement les gens, se répand à toute vitesse même dans des pays comme l'Inde qui pouvait pourtant s'enorgueillir autrefois de la liberté qui y régnait".
Même l'activité purement commerciale semble touchée. Je ne sais trop la part que ses problèmes judiciaires (pour avoir fait réaliser une publicité qui a semblé une dérision de la Dernière Cène) a pu jouer dans ses déboires commerciaux mais in fine, la société Girbaud a été mise en liquidation le 5 novembre et ses 80 employés privés d'emploi (Le Monde du 22 novembre).
J'ai plusieurs fois indiqué l'absurdité qu'il y avait à appliquer les lois nouvelles politiquement correctes aux œuvres littéraires ou autres d'autrefois et donc à interdire des œuvres importantes mais reflétant l'esprit de leur temps, devenu choquant aujourd'hui, notamment en cas de racisme. Cette année ce sont les manifestations folkloriques qui sont visées, conformément à cette logique qui veut qu'on ne peut choquer personne, même si ces manifestations elles-mêmes et leurs représentants sont loin d'avoir toujours des réactions de défenseurs de la liberté. Ainsi les réactions binchoises ont été virulentes contre une affiche vraiment anodine de Kroll (Le Soir des 9-10 décembre). Il paraît que devant l'émoi, une rencontre a été nécessaire et elle se serait terminée par une réconciliation.
Le carnaval d'Alost s'est vu reconnaître par l'Unesco, ce qui incluait les chars comportant des moqueries, des satires de l'actualité, symboles proclamés de la totale liberté d'expression.
Mais non, tout n'est pas permis, la liberté d'expression n'est qu'un thème de propagande. Ainsi un char figurant un wagon de déportation des francophones sur lequel des "sosies" de Bart De Wever et d'édiles locaux NVA sont représentés en SS portant un bidon de Zyklon (B), ce n'est pas permis. Il y a des choses dont on ne peut pas rire. Encenser la dérision n'est qu'un stéréotype contraire à toute vérité (sic) (Le Soir du 7 février).
L'Unesco s'est émue (Le Soir du 14 février) et le gouvernement flamand a dû lui fournir des explications. Il n'y aura pas de sanctions ; la lettre de la Directrice générale de l'organisation internationale (ancienne dignitaire de la Bulgarie communiste, devenue experte en liberté d'expression) suffit.
On espère que lors d'un prochain carnaval, les participants y réfléchiront à deux fois (Le Soir du 15 février). Bien entendu, à l'avenir les chars seront contrôlés.
Et pour le Père Fouettard, ce ne fut rien moins que la rapporteuse du Haut-Commissariat aux droits de l'homme qui s'est émue (Le Soir des 30 novembre et 1er décembre) ; elle a même demandé à titre personnel la suppression de la Saint-Nicolas parce que le personnage du Père Fouettard était une offense aux noirs.
L'ONU est moins bavarde sur des transgressions autrement significatives et, comme d'habitude, ce qui est bon pour les Etats-Unis - le seul Père Noël - est bon pour tout le monde.
Comme tous les ans, on peut relever en 2013 quelques faits, pas toujours bien différents de ceux des années précédentes, plus particulièrement éloquents en matière de répression du blasphème.
La Turquie n'est jamais vraiment en reste. Elle a condamné le pianiste Fazil Say à dix mois de prison (avec sursis) pour "insulte aux valeurs religieuses d'une partie de la population". L'artiste avait posté sur Twitter un message athée. Il est toutefois intéressant de voir que ce n'est pas la censure traditionnelle que le tribunal invoque mais la notion nouvelle du respect dû à chaque communauté (Le Soir du 17 avril). Il est inévitable que la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme se retrouve dans les décisions des juridictions nationales. Un autre jugement a condamné à treize mois de prison pour blasphème l'intellectuel arménien, Sevan Nisanyan, qui avait critiqué Mahomet.
Au Bengladesh, un mouvement de jeunesse laïque a réclamé de strictes poursuites pour des atrocités commises pour des raisons religieuses. Devant les pressions, pour apaiser le camp islamiste (ou musulman?), le gouvernement a fait arrêter plusieurs membres du mouvement, accusés de blasphème pour avoir professé des idées athées (Le Monde du 30 mai).
Au Pakistan, l'adoption en 1986 de la loi anti-blasphème est utilisée contre les chrétiens et les autres minorités dont la vie est très difficile dans une ambiance générale où tout ce qui ne ressort pas de la stricte orthodoxie de l'islam (encore doit-il s'agir du "bon" islam) est d'office criminel. Le 22 septembre, 81 chrétiens ont perdu la vie dans un attentat contre leur église à Peshawar (Le Monde du 24 septembre).
Les musulmans ne sont pas seuls à l'ouvrage.
Même si elles ne sont pas meurtrières, je ne puis que dénoncer les actions des Femen, qui perturbent cultes et édifices religieux, comme elles l'ont fait à Notre-Dame de Paris le 12 février (Le Figaro du 14 février, Le Monde des 17-18 février).
Ce n'était pas mieux le 23 avril aux dépens de Mgr Léonard et de la LABEL (avec des dizaines d'articles de presse, essentiellement dans la presse néerlandophone).
Les évangéliques, particulièrement retors, ont fait retirer de la vente un livre de photos qui leur était consacré. Tout d'un coup il fallait l'autorisation écrite de chacune des personnes photographiées alors que les responsables de l'Eglise avaient précédemment donné leur accord (Le Monde du 9 février).
Quant à la Douma russe, elle a voté le 11 juin une loi réprimant le blasphème (la Constitution précise pourtant que l'Etat est laïque) avec des peines allant de trois mois à trois ans de prison, dans la foulée d'une loi punissant la propagande homosexuelle (Le Monde du 13 juin).
L'Occident, lui sait être bon prince avec les intégristes.
Pour les 32 militants catholiques qui avaient tenté d'empêcher en 2011 un spectacle de Castellucci ("Sur le concept du visage du Fils de Dieu"), ce sera une amende de 200 à 2.000 €... et les intéressés vont en appel (La Libre Belgique des 22-23 juin).
Depuis fin avril, les propos de Luc Trullemans, présentateur météo de RTL mais aussi fonctionnaire de l'Institut royal météorologique, occupent le devant de la scène. Après une altercation en voiture, il a posté sur Facebook : "Intégrez-vous ou dégagez!" (Le Soir des 4-5 mai). Nul n'est obligé d'être d'accord mais il a été licencié par RTL avec la bénédiction du MRAX. Le Tribunal de commerce a donné raison à Trullemans le 24 décembre mais l'issue finale du procès est incertaine (Le Soir des 31 décembre 2013 et 1er janvier 2014).
L'IRM l'a réintégré dans ses cadres (Le Soir du 20 décembre). Il se lance aux élections sur la liste du Parti Populaire, auquel L. Trullemans dans un avenir proche pourrait offrir un siège de parlementaire.
On ne peut défendre la liberté d'expression sans évoquer l'affaire Snowden, ses révélations et sa fuite obligée cet été. Mais il y a peut-être matière à discussion sur le fond : les documents de la NSA rendus publics montrent que la dernière tentative d'assassiner le caricaturiste danois de Mahomet n'a pu être déjouée que grâce à l'interception de 478 courriels de l'assassin et de ses proches (Le Monde du 6 novembre).
Pour la France, on relèvera un fait plutôt positif, même si d'autres le sont moins Le 25 juillet, le Parlemen à aboli à l'unanimité le délit d'offense au chef de l'Etat (Le Monde du 27 juillet). Un projet similaire est défendu en Belgique par la NVA (Le Soir du 9 septembre).
L'islamophobie ou plutôt l'incrimination d'islamophobie est devenue un thème central, en Belgique comme ailleurs. Répondant à un article convenu de La Libre Belgique (du 26 mars) relatant un rapport du Réseau européen contre le racisme qui stigmatisait l'islamophobie en Europe, le député MR Alain Destexhe dénonce ceux qui mettent sur le même pied racisme et critique d'une religion (La Libre Belgique du 27 mars), au grand scandale de son collègue Richard Miller qui a co-signé une proposition de loi condamnant l'islamophobie (Le Soir des 13-14 avril).
En la matière, la référence me semble être le magnifique texte de Charb (et Fabrice Nicolino) intitulé "Non, Charlie Hebdo n'est pas raciste ! Contre toutes les religions, islam compris" (Le Monde du 21 novembre).
Régis Debray a donné, sans bien s'en rendre compte, je le crains, une illustration d'une des causes fondamentales du problème. Cet athée a la passion du sacré. Il n'est évidemment pas si bête et dit "Il n'y a pas de sacré pour toujours mais il y a toujours du sacré". Sa grande idée pour faire l'Europe c'est que chaque pays puisse rédiger 50 pages sur "ce que je tiens pour intouchable ; si vous l'attaquez ça ne passera pas" (Le Soir du 31 janvier). Indépendamment de la problématique des 50 pages de chacun des 28 pays (même si on ne cumule pas, ce qui semble l'idée), ce qui ferait chaque fois une "belle" liste, Debray est sur une autre planète.
Il ne voit pas que la source de la répression de la liberté d'expression est bien là. S'il y a sacré, il faut dès lors bien qu'il y ait blasphème et dire, conformément au dogme laïque que la religion, et donc le sacré, relèvent du domaine privé n'avancera à rien.
En fait Debray reprend la position iranienne traditionnelle : il y a au même degré liberté d'expression en Europe et en Iran ; des deux côtés il y a des limites à cette liberté et le seul problème, c'est que les Européens ne supportent pas que les limites ne soient pas les leurs partout.
Cela dit, avoir écrit, comme il le fait que "la mondialisation, c'est une balkanisation, c'est-à-dire le retour de l'archaïque au bout de la post-modernité" n'est effectivement pas mal vu.
Parmi ceux qui protestent contre la réduction de la liberté d'expression, un groupe semble se détacher, celui des humoristes. La parution du livre de Philippe Geluck, Peut-on rire de tout ? (avec réponse positive), thème du dossier et de la couverture du Vif-L'Express (du 13-19 septembre), est réjouissante.
Deux décisions judiciaires, dont l'une est passée inaperçue, prises en 2013 sont importantes, mais elles ne sont pas forcément simples à interpréter.
Ainsi le Tribunal de Grande Instance de Metz a rendu un arrêt le 21 novembre, suite à une plainte de l'Agrif contre le FRAC Lorraine reprochant à celui-ci de ne pas avoir filtré l'accès des mineurs à l'une de ses expositions. Il s'agit d'un arrêt rendu après l'échec d'une plainte au pénal, comme c'est fréquemment le cas en France.
Le Tribunal relève "la valeur constitutionnelle de la liberté de création", ce qui ne lui aurait permis aucune condamnation visant l'artiste exposé (Le Journal des Arts, N° 403, 13 décembre 2013-2 janvier 2014).
Ceci ouvre une petite porte. Mais distinguer une liberté de création plus large que la liberté d'expression, n'est-ce pas la tentation de bien des écrivains et artistes en faveur d'une solution qui les immunise mais laisse dans le pétrin la plèbe de ceux qui ne prétendent pas au titre magique de "créateur" ?
L'autre décision est l'arrêt de la Cour européenne des droits de l'homme qui a annulé des jugements des tribunaux suisses condamnant un Turc qui niait qu'il y ait eu un génocide des Arméniens. Les juges de Strasbourg ont observé qu'in casu le terme de génocide ne faisait pas l'objet d'un consensus (La Libre Belgique du 17 décembre, Le Soir du 18 décembre).
Restent, hélas, l'affaire Dieudonné et ses poursuites absurdes à partir des derniers jours de 2013. On l'évoquera l'année prochaine après avoir médité une phrase de Robert Badinter : "La France n'est pas la patrie des droits de l'homme, c'est la patrie de la Déclaration des droits de l'homme".
Nuance essentielle !