Indépendance de la rédaction: on s’en fiche éperdument.

Indépendance de la rédaction: on s’en fiche éperdument.
Ce texte, qui a été placé sur le site du journal Le Soir le 6 juillet 2015 à l’intention de ses abonnés, est reproduit sur le site de notre association avec la permission de la rédaction de ce quotidien.

Une navrante péripétie, dont il sera question ici, illustre à quel point certains propriétaires ou organismes gestionnaires de la presse écrite et parlée empiètent sur l’autonomie des rédactions. Depuis le 1er janvier dernier, l’a.s.b.l. ‘Vlaams-Brusselse Media (VBM)’ regroupe (i) le poste de radio ‘FM Brussel’, (ii) l’émetteur de programmes télévisés ‘TV Brussel’, (iii) le site ‘Brusselnieuws.be’, (iv) l’hebdomadaire ‘Brussel Deze Week’ (BDW, Bruxelles Cette Semaine) et (v) ‘Agenda Magazine’ qui survole chaque semaine les expositions, les concerts et les spectacles programmés dans la capitale. Cette structure est subventionnée principalement par le ministère de Bruxelles et des Médias de la Région flamande (ministre en titre : Sven Gatz [Open Vld]) et, dans une moindre mesure, par la Commission communautaire flamande (COCON).

Les très bons résultats de VBM (révélés par une enquête de marché réalisée en mars dernier) portaient à croire que Dame Fortune épargnerait les travailleurs pour quelque temps encore, ce que n’envisageaient pas de faire les administrateurs et la direction. En effet, le 8 juin dernier, le conseil d’administration (CA) de VBM décidait de mettre un terme à l’existence de ‘FM Brussel’ au 30 juin prochain et de licencier séance tenante Anne Brumagne, la rédactrice en chef des deux hebdomadaires à qui était reproché d’être ‘trop peu entreprenante’. Nul compte n’était tenu du soutien enthousiaste de son équipe. Celle-ci, en première page du numéro du 11 juin de BDW, sous une grande photo de Brumagne, a manifesté son indignation devant une décision inique. Dans ce texte, ses collaborateurs soulignent à quel point leur rédac chef remplissait ses fonctions avec talent et combien grandes sont ses qualités humaines. Ils précisent que ce qui importait pour elle était la qualité du journal, son ancrage et sa relevance dans la société, son indépendance par rapport au pouvoir. Ils terminent en affirmant leur désaccord total avec les décisions prises par les instances politiques dont ils dépendent, le conseil d’administration et le directeur (‘Chief Executive Officer’) de VBM, Michel Tubbax, nommé à ce poste il y a sept mois.

L’expertise du CEO est essentiellement d’ordre financier et commercial. Précédemment actif dans le domaine de la publicité et grand partisan de la digitalisation des médias, il est l’instigateur des réformes frappant VBM ; indignés par celles-ci, ses subordonnés demandent sa révocation. Lesdites mesures ont été peaufinées par l’expert en communications Jan Callebaut, gourou des médias néerlandophones, responsable des ravalements de façade de la VRT, de VTM, du Standaard et du Morgen.

Un rebondissement survient le 11 juin : les ministres Sven Gatz, dont il fut déjà question, et Pascal Smet, Ministre (sp.a) du Gouvernement de la Région de Bruxelles-Capitale, convoquent en toute hâte une conférence de presse. Les deux hommes politiques, à l’encontre des rédactions des différents organes constituant VBM, étaient informés des décisions qu’allait rendre publiques le CA de l’a.s.b.l. et avaient marqué leur accord. Effrayés par la levée de boucliers qu’elles avaient suscitée, ils font volte-face. Dans une belle démonstration d’incohérence politicienne, ils plaident le maintien sur les ondes de FM Brussel, en tout cas jusqu’à l’automne. On n’évoque pas le renvoi d’Anne Brumagne. De Morgen, pour lequel la journaliste avait travaillé durant de nombreuses années, n’a pas consacré une ligne à sa destitution. Pareil manque de solidarité et de clairvoyance dans la défense des intérêts d’une presse libre est stupéfiant. Le 17 juin, on annonce la révocation du CEO de VBM, Michel Tubbax. Depuis lors, le Conseil de l’Europe a décrété que le limogeage de la rédactrice en chef constitue une « intimidation » des journalistes par le pouvoir en place. Cet organisme précise qu’Anne Brumagne a été démise de ses fonctions pour avoir critiqué un plan de restructuration qui n’accordait d’importance qu’aux intérêts commerciaux et négligeait la qualité du journal.

L’intégrité et la crédibilité sont des impératifs incontournables pour la presse. Une rédaction digne de ce nom est tenue de se montrer totalement indépendante des bailleurs de fonds dans l’expression de points de vue économiques, sociaux et politiques. Dans un article paru il y a quatorze ans (Medical journals and editorial independence. Nieuw Tijdschrift van de Vrije Universiteit Brussel 2001 ; 14/3 :5-8), Jerome Kassirer, rédacteur en chef du prestigieux New England Journal of Medicine, rappelait qu’ « à peine sept ans après la promulgation du premier amendement de la constitution des Etats-Unis [à la fin du XVIIIème siècle – note JJA] qui garantissait à ses citoyens la liberté d’expression, Benjamin Back (le petit-fils de Benjamin Franklin), rédacteur du journal Aurora, dut entamer un dur combat afin de préserver sa faculté de critiquer le gouvernement. Pour ses critiques, il fut l’objet de violences, son domicile fut lapidé, et il fut arrêté. Heureusement pour eux, de nos jours, les rédacteurs sont seulement humiliés et révoqués, parfois de façon brutale. Les maisons d’édition et les propriétaires de publications qui se livrent à pareils excès mettent sérieusement à mal la renommée de leurs journaux. »

L’indépendance de la presse, l’attention prêtée par elle au choc des idées, sa vigilance dans l’analyse des phénomènes sociétaux sont d’indispensables gardiens de la démocratie. Il convient que le CA de VBM revienne sur sa décision de licenciement d’Anne Brumagne, non motivé par une faute grave, et que la presse accorde à cette lamentable affaire toute l’attention qu’elle mérite. Il y va de sa crédibilité, et donc, de son plus vital intérêt.

Jean-Jacques Amy.