Bulletin 58 décembre 2016

Arguments pour et contre le délit d'incitation à la haine
Patrice Dartevelle

Le port libre est-il en rade ?
Marc Scheerens

 


 

Arguments pour et contre le délit d'incitation à la haine

Patrice Dartevelle

Les partisans de la liberté d'expression, inquiets ou écoeurés par les restrictions continuelles qu'on impose à celle-ci en Europe occidentale - dont les textes constitutionnels ne disposent pas du merveilleux Premier amendement  de la Constitution américaine :

"Le Congrès ne fera aucune loi qui restreigne la liberté de parole ou de la presse" - , relèvent petit à petit la tête.

Ainsi en 2015, la revue française Esprit, issue de la tradition humaniste chrétienne, consacre un dossier au titre interrogatif "Punir la haine?" et y donne la parole à un contributeur qui répond par la négative et à d'autres qui font état de problèmes sinon de doutes1.

Par ailleurs la constitutionnaliste française Anne-Marie Le Pourhiet s'est élevée pour sa part contre la prolifération des délits d'opinion en droit français2 et les actes du colloque de décembre 2014 sur la liberté d'expression de l'Académie royale de Belgique publiés en 2015 sont partagés3.

Je ne crois par pour autant que la phrase dépitée d'une contributrice au dossier d' Esprit, Gwénaële Calvès, reflète la réalité. Quand elle dit : "Dans la France contemporaine, le camp des opposants - ces "esprits libres" qui se présentent comme engagés dans un combat contre les "tabous" et la "dictature de la bien-pensance"- semble en passe d'imposer sa vision des choses : la loi qui interdit les "discours de haine", réprime en réalité des délits d'opinion.

Elle protège une "doxa pénalement sanctionnée"4, je vois là plutôt l'irritation de quelqu'un qui supporte mal la contradiction dans le domaine des croyances et des valeurs, à moins qu'il s'agisse de la difficulté connue chez bien des juristes à remettre en cause les normes du droit en vigueur.

Hors le cas d'Anne-Marie Le Pourhiet qui, visant les débats parlementaires élargissant la loi française de 1972 aux provocations à la haine à l'égard de personnes en raison de leur orientation sexuelle, stigmatise le niveau des débats qui se seraient déroulés "comme si les encéphalogrammes de nos représentants étaient devenus plats"5, tous les auteurs sont prudents, discutent et soupèsent des arguments.

Il arrivera même dans la suite de ce texte que je reprenne des arguments contre la pénalisation de l'incitation à la haine provenant du texte d'un auteur qui in fine se révèle favorable à cette pénalisation.

Ainsi Charles Girard, coresponsable du dossier d'Esprit, philosophe, maître de conférences à l'Université de Lyon 3, qui parle d'un dilemme "entre deux maux affaiblissant l'équité du débat public" et conclut tout au plus à "une répression des discours de haine parfois justifiée", qu'il limite pratiquement à la haine à motif racial mais en ne lui prêtant qu'une efficacité symbolique6.

Les conventions internationales

Commençons par le début de l'histoire, les conventions internationales, toutes deux élaborées dans les années 1950 et donc pleines du souvenir tragique du nazisme et du légitime souci d'empêcher son retour.

La première, donnée comme vraie source des législations ultérieures, est la Convention internationale sur l'élimination de toutes les formes de discrimination raciale, adoptée à l'ONU en 1965.

Elle dispose que les Etats signataires s'engagent à "déclarer punissables par la loi toute diffusion d'idées fondées sur la supériorité ou la haine raciale, toute incitation à la discrimination raciale".

Elle vise la provocation à des actes de violence "dirigés contre toute race ou tout groupe de personnes d'une autre couleur ou d'une autre origine ethnique".

On le voit, seule la question du racisme est évoquée, ce que l'ambiance d'après-guerre explique bien.

Encore la Convention indique-t-elle dès son article 1er qu'elle ne peut viser les "distinctions, exclusions, restrictions ou préférences établies par un Etat partie selon qu'il s'agit de ressortissants ou de non ressortissants".

N'essaie-t-on pas pourtant aujourd'hui de nous faire croire que la moindre réticence à l'encontre de l'accueil d'immigrés relève du racisme ?

En prime, pour ce qui est de la France, son gouvernement a assorti sa signature d'une déclaration par laquelle la Convention délie de toute obligation d'édicter des lois incompatibles avec les libertés d'opinion et d'expression.

Quant aux Etats-Unis, c'est encore plus simple : ils ont tout simplement refusé de signer, voyant bien qu'en signant ils allaient droit vers le mur du Premier amendement (les actes racistes ne sont pas ici en cause).

L'autre texte, le Pacte international sur les droits civils et politiques, de 1966, prévoit l'interdiction par la loi de "tout appel à la haine nationale, raciale ou religieuse qui constitue une incitation à la discrimination ou à la violence".

Il introduit clairement l'incitation ou l'appel à la haine et, sans qu'on en donne l'explication, ajoute aux motifs raciaux et ethniques le motif religieux.

Le mal était fait : des pays ont souscrit ainsi au premier délit d'opinion à inscrire dans notre corpus législatif. Parlant de la loi de 1972 qui en dérive, la loi "Pleven", Anne-Marie Le Pourhiet conclut à juste titre qu'il s'agit là d' "une énormité philosophique et juridique contraire à tous les textes qui affirment la liberté de conscience ainsi que le droit de choisir sa religion et d'en changer".

Petit à petit, la plupart des Etats vont faire comme la France et déborder des limites du seul racisme. De fil en aiguille, on finira par ajouter les discriminations sexuelles, l'homophobie et la haine (?) des handicapés.

Tels juristes perdus par la logique ne manqueront pas de dire qu'omettre une discrimination, c'est faire de la discrimination (mais pas au point de faire mentionner en Belgique l'incitation à la haine linguistique).

Et comme le dit sans détour Anne-Marie Le Pourhiet : "On comprend bien qu'un individu ou une association particulière susceptible s'adonnant comme c'est le cas le plus fréquent, au militantisme sectaire ou à la paranoïa identitaire et victimaire, verra une provocation à la haine ou une injure dans n'importe quel jugement négatif ou péjoratif sur ses actes ou comportements".

G. Calvès relève honnêtement l'évidence, à savoir que "Ces normes s'avèrent en effet travaillées par un mouvement de constante expansion, mais aussi de redéploiement de leur sens et de leur portée." Soit.

Voilà qui est légitime dans son principe mais empêche de se revendiquer des textes internationaux si protecteurs.

Inutile de se voiler la face devant les difficultés des ces textes mêmes. La Convention de 1965 et son instance de suivi attribuent une efficacité intrinsèque aux propos racistes, sans tenir compte de l'intention des locuteurs (intention dont on nous dit pourtant toujours qu'elle est l'alpha et l'omega des décisions de justice en la matière).

Elle crée un délit de diffusion d'idées racistes.

Devant l'évidence du délit d'opinion relevée par certains Etats, le comité de suivi de la Convention établit en 2011 que l'Etat, pour justifier une restriction à la liberté d'expression "doit démontrer de manière spécifique et individualisée la nature précise de la menace ainsi que la nécessité et la proportionnalité de la sanction pénale, en particulier en établissant un lien direct et immédiat entre l'expression et la menace".

Voilà qui serait un peu raisonnable mais qui est l'exact contraire de ce que disent les lois...parce que c'est toujours indémontrable, comme on le verra plus loin.

Les arguments pour la pénalisation

Mais au fond, que veut-on protéger ?

G. Calvès doit admettre qu' "on ne sait plus très bien aujord'hui, ce qu'il s'agit de protéger lorsqu'on interdit certains types de discours dans l'espace public".

Or dire ce qu'on veut protéger, cela signifie dire pourquoi on veut protéger. Un des coresponsables du dossier d'Esprit, Ch. Girard, dont j'ai déjà cité la prudente conclusion, n'en finit pas de passer en revue les motivations de la pénalisation et de les récuser l'une après l'autre.

Les Allemands invoquent l'ordre public mais on ne voit pas logiquement comment des discours de haine peuvent troubler l'ordre public.

Donc, pour contourner la difficulté, on fait explicitement en sorte que la dignité humaine soit dans les textes juridiques une composante de l'ordre public. Le procédé est circulaire.

Le concept de dignité humaine peut s'interpréter largement tant et si bien que le camouflage du délit d'opinion est évident.

Un autre motif consiste à dire que la répression du discours est fondée sur la prévention des actes eux-mêmes. C'est l'argument le plus courant en Belgique.

Mais la preuve d'un tel lien n'a jamais pu être rapportée dans la réalité, admet Ch. Girard (ce que répète un autre contributeur, Marc-Antoine Dilhac).

On peut soutenir une opinion différente mais dans un Etat de droit, ce serait pure opinion, inutilisable devant un tribunal respectueux du droit. Lors d'un lynchage de noir américain, on n'a jamais vu les lyncheurs tenant d'une main la corde et de l'autre un livre raciste.

Qui parmi eux en avait lu ?

Reste un troisième motif, qui est le choix de Ch. Girard, l'effet nocif des discours de haine pour la réputation sociale du groupe visé, minorisé dans la société, qui se trouve ainsi plus minorisé encore dans le débat démocratique et dévalorisé aux yeux des autres et de lui-même.

Mais Charles Girard voit bien qu'il est malaisé de déterminer le seuil à partir duquel un groupe serait véritablement vulnérable. Ce dernier choix de motivation n'est pas sans risque. En stricte logique il interdirait en Europe et en Amérique du Nord la condamnation de propos racistes à l'encontre des blancs, groupe dominant...

En outre, la stabilité dans ces catégories est illusoire. Le cas américain est bien connu : les propos et blagues xénophobes y sont légion à l'encontre du dernier groupe d'immigrés. C'étaient autrefois les Polonais, ce sont aujourd'hui les Mexicains. Quant aux juifs, les considérer comme un groupe socialement méprisé après 1945 me semble incompréhensible.

Dans cette logique ils devraient être des dominants, ce qui devrait surprendre, mais fait voir la rare subjectivité du concept.

Est-il bon de surprotéger des groupes en leur donnant des garanties refusées à d'autres ? Est-on si sûr qu'au nom de la lutte contre l'incitation à la haine à l'égard de groupes minoritaires et malmenés socialement, on n'attise pas la haine à l'égard à l'égard du groupe dit dominant ?

En quoi serait-ce bien ?

Pour ma part je n'ai pas de doute ; on entretient une atmosphère générale de conflit (pensons au Père Fouettard), alors que plus que des incertitudes existent par ailleurs en termes d'efficacité de ces mesures.

En théorie, en condamnant la haine on devrait valoriser ses contraires, l'amour et la fraternité. Ce sont en effet des vertus bien supérieures mais je n'en ai jamais vu en faire la moindre utilisation juridique.

On me répondra qu'il ne faut pas considérer la haine mais la discrimination. Les mots se choisissent et s'écrivent facilement.

Les arguments contre la pénalisation

Un philosophe de l'Université de Montréal, Marc-Antoine Dilhac, se charge du contra dans le dossier d'Esprit7 mais parfois un autre auteur vient à son secours, dans un cas peut-être involontairement.

Pour ce qui est de l'illégitimité d'une législation de pénalisation, M.-A. Dilhac met en avant la spécificité du régime démocratique. Pour que celui-ci fonctionne, il faut une liberté d'expression reconnue pour tous les citoyens, sans considération de l'opinion émise.

Chacun doit pouvoir "présenter librement ses intérêts et les raisons pour lesquelles on devrait les prendre en compte". La liberté d'expression est indispensable pour rendre authentique la liberté de conscience, grâce aux échanges entre citoyens.      La liberté d'expression ne doit pas être conçue fondamentalement, selon le philosophe canadien, comme un droit individuel mais comme un bien commun, garant des conditions de la vie civique et de la vitalité de celle-ci.

Si, grâce à cette liberté, des opinions détestables sont mises en circulation, "il appartient aux citoyens de s'exercer contre de telles croyances et opinions".

M.-A. Dilhac relève un simplisme sinon une absurdité dans une argumentation très fréquente chez les partisans de la pénalisation.

Tout se passe chez ces derniers comme si un message raciste émis ne pouvait être reçu que comme un accablement et affaiblir le récepteur. Mais "Etre exposé à des opinions, quelles qu'elles soient, n'implique pas de les adopter, encore moins d'agir en conséquence". Tous les linguistes savent ça.

Une autre contributrice au dossier, la néerlandaise Marloes van Noorloos, cite celle qui est souvent présentée aujourd'hui comme la porte-drapeau de l'argument du performatif (dire ou écrire, c'est agir), Judith Butler, qui doit bien admettre que les discours de haine n'ont pas inévitablement les conséquences que certains leur prêtent.

Cela ne se produit que dans certaines circonstances et pour certaines relations de pouvoir. Un locuteur peut n'avoir aucun effet sur le récepteur ou parfois il peut offenser sans le vouloir8. M. Van Noorloos se demande aussi si on peut vraiment exiger du locuteur qu'il sache prédire les effets de ses propos.

C'est par habitude, dirais-je, que nous répondons en général par l'affirmative à la question mais la juriste de l'Université de Tilburg nous détrompe : dans un monde globalisé, personne ne peut mesurer l'effet des ses propos dans toutes les contrées lointaines.

J'ajouterais que je me demande en quoi les musulmans d'Egypte qui manifestaient contre les caricatures de Mahomet constituaient un groupe dominé ou en souffrance. Est-il connu qu'ils traitent les coptes comme un groupe de ce type ?

Le dominé de quelqu'un peut aisément se révéler le dominateur d'un autre et il s'agissait d'un pur refus de la liberté d'opinion et de religion.

Mais si nous devons céder devant les dominés et tout aussi bien tous les dominateurs, que restera-il de notre liberté ? L'ensemble ne peut se justifier que par une volonté de vengeance et d'expiation à notre égard.

Nul n'est à l'abri des effets de domination. Protéger un groupe religieux, n'est-ce pas conforter les puissants de ce groupe et rendre plus difficile et inaudible la parole des dissidents, observe finement M. Van Norloos ?

Au plan de l'efficacité des sanctions, M.- A. Dilhac relève le coup d'épée dans l'eau donné en France par des lois comme la loi Pleven de 1972 et la loi Gayssot de 1990. Le recul existe donc. 26 et 44 ans !

Ces lois n'ont rien enrayé. M.- A. Dilhac cite le rapport de l'insoupçonnable (en la matière) Centre Kantor de l'Université de Tel-Aviv qui recense les actes d'antisémitisme dans le monde entier. Pour 2012, Il en recense 200 en France et 99 aux Etats-Unis, pays cinq fois plus peuplé que la France. Pour respecter la proportion il en eût fallu 1.000 aux Etats-Unis.

Il y en a donc dix fois moins dans le pays le moins réglementé que dans le plus réglementé. La cause me semble entendue même si d'aucuns invoqueront, sous leur seule responsabilité, que le nombre de musulmans en France est double de celui des Etat-Unis.

L'histoire, rappelle Dihlac, montre que la persécution des hérétiques n'a jamais abouti qu'à encourager la dissimulation (sauf en cas de mise à mort ou d'expatriation).

Il utilise également les données de la psychologie pour décrire les dangers et régressions auxquels peuvent conduire des poursuites du type comme celles relevant de l'incitation à la haine. Quelques études existent et montrent que des poursuites contre des groupes idéologiques restreints aboutissent à leur radicalisation, à une polarisation interne des opinions vers des choix de plus en plus extrêmes par la corroboration réciproque des préjugés, la mise à l'écart des opinions contraires.

Autre point déjà abordé à plusieurs occasions, le flou des motifs d'inculpation et des critères de jugement. Aucun des auteurs cités ne conteste ce problème même si plusieurs concluent en disant qu'il faut entreprendre de définir les concepts (après près d'un demi-siècle de condamnations dans certains pays !).

C'est le second coresponsable du dossier d'Esprit, l'Américain Erik Bleich9 qui a trouvé la perle en la matière. Il a analysé les arrêts de la Cour de cassation française fondés sur des recours dans l'application de la loi Pleven, spécialement en ce qui concerne les groupes religieux.

La Cour lui a donné accès - avec droit de publication - à ses documents internes.

Dans un rapport destiné uniquement aux autres membres de la Cour, un avocat général parle à propos de l'appréciation d'une affaire d' "exercice quasi divinatoire", après avoir déclaré que la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme n'était pas d'une grande aide, ses décisions dans la même matière étant "quelquefois contradictoires".

On croit rêver.

La fin de la liberté d'expression

Anne-Marie Le Pourhiet met le doigt sur ce qu'il ya de plus embarrassant dans la question, en prenant le cas de l'homophobie mais l'aporie est vite la même dans d'autres cas, comme les lois mémorielles.

Lors du débat au Parlement français de la loi tendant à réprimer la provocation à la haine à l'égard d'une personne ou d'un groupe de personnes en raison notamment de leur orientation sexuelle, le député Christian Vanneste, dont on omet le plus souvent d'indiquer qu'il est agrégé de philosophie, s'est opposé au projet de loi parce qu'il tendait à accréditer que le comportement homosexuel aurait la même valeur que d'autres comportements.

Il défend sa position en s'appuyant sur un principe kantien (plus une valeur est universalisable, plus elle est haute et l'homosexualité n'est pas universalisable), qui n'est pas pour autant incontournable, et qu'il a eu la naïveté de répéter une fois après dans la presse.

Il sera poursuivi, condamné en première instance et en appel, avant d'être acquitté par la Cour de cassation en 2008, les frais d'avocat de plusieurs années de procédure restant à sa charge.

Le problème est ici dramatique : pour défendre sa position et en expliquer les raisons, le député a été forcé de commettre le délit qu'il mettait en cause.

Il était impossible de faire autrement. La boucle est bouclée. On croyait intangible le droit de contester une loi par la parole ou l'écrit et que jamais on ne serait condamné dans ce cas. La situation est digne de l'Inquisition et la liberté d'expression est morte.

Pourquoi en est-on arrivé là ?

Plusieurs auteurs cités, même les plus divergents entr'eux, Anne-Marie le Pourhiet et Gwénaële Calvès, sont d'avis que c'est la conséquence de la passion montante pour l'égalité.

C'est possible - les choses me semblent cependant plus complexes - mais à condition de voir que dans la mesure où, aux plans social et économique, cette égalité recule depuis au moins une génération, il s'agit dans le cas qui nous occupe d'une exigence d'égalité par compensation à l'essentiel (ou ce qui est considéré comme tel par la plupart), ce qui n'est généralement pas générateur de positions rationnelles.

L'égalité n'est pas à prendre à la légère dans une démocratie mais elle peut être dévoyée, en l'exigeant là où elle n'a pas sa place, sauf en termes d'égalité des chances, comme par exemple dans les résultats scolaires.


(1) Esprit, N° 418, octobre 2015, Punir la haine ? pp. 5-66.

(2) Anne-Marie Le Pourhiet, Le droit français est-il Charlie? La prolifération des délits d'opinion, Le Débat, N° 185 (2015/3),pp. 21-35.

(3) La liberté d'expression. Menacée ou menaçante ? Jusqu'où penser, parler, écrire librement ? Académie royale de Belgique, Classe des lettres et des Sciences morales et politiques, 2015. Le volume contient aux pages 236-254 l'article d'Anne-Marie Le Pourhiet du Débat, les deux paragraphes initiaux et les quatre terminaux de la version du Débat lui étant propres.

(4) Gwénaële Calvès, Les discours de haine et les normes internationales, Esprit, N° 418, octobre 2015,pp. 56-66, spécialement p. 56. La formule qui clôture la citation est reprise à l'article d'A.- M. Le Pourhiet dans le Débat, où il figure à la p. 22 et non 33 comme écrit par G. Calvès.

(5) Anne-Marie Le Pourhiet, art.cit., p. 30.

(6) Charles Girard, Pourquoi punir les discours de haine ? Esprit, N° 418, pp. 11-22, cf pp. 19 et 22.

(7) Marc-Antoine Dilhac, Tolérer les extrêmes, Esprit, N° 418, octobre 2015, pp. 23-32.

(8) Marloes van Noorloos, Des mots qui blessent dans un monde globalisé, Esprit, N° 418, octobre 2015, pp. 45-55.

(9) Erik Bleich, Deux poids, deux mesures ? La justice française face aux discours islamophobes, Esprit, N° 418, octobre 2015, pp. 33-44.

 



Le port libre est-il en rade ?

Marc Scheerens

(Un regard questionnant la tartufferie requise)

"Cacher ces seins que je ne saurais voir !", s’exclame un voyeur lubrique dans la comédie de M. Molière, l’œil en plongeon dans le corsage d’une jeune femme désirée ardemment.  Quelques mots qui disent ce qui ne peut s’avouer, cette pulsion parfois incontrôlée de la mâle ardeur. Pour la normaliser, la responsabiliser aussi, la Société a instauré le lien conjugal (à deux sous le même joug) qui autorise les dévoilements intimes en vue de la procréation.

Au tsunami du désir, il fallait la régulation d’une bise légère pour empêcher trop de gavages incontrôlés.

La ou les religions sont souvent venues au secours de cette régulation.

Est-ce librement et sans contrainte…?" : par cette locution le célébrant catholique introduit le moment solennel de la consécration du mariage.

Et s’il y a refus permanent d’enfanter, comme conséquence naturelle de la relation intime, le mariage ne peut être célébré.

En Occident, il faut cependant considérer comme un progrès, de la pensée et du comportement librement assumé, ces autres maximes qui veulent une paternité responsable ou une grossesse désirée.

La femme ne peut plus être la seule ‘victime’ : elle est plus qu’une terre ensemencée. Elle a des désirs propres qui demandent reconnaissance.

Ce désir qui nous habite

En souvenance des caresses de nos premières heures, le corps cherche la main qui le dessine et le façonne.

Si dans la nature le besoin reproducteur est régi par des mécanismes "automatiques", si l’accouplement est programmé et que la libido est inactive en dehors de la saison prévue, l’Humain échappe à cette règle.

Il doit réguler lui-même sa fécondité et sa libido.

Il peut mettre librement en œuvre ce qu’il a appris de sa tradition, du bon usage de la grammaire sexuée, des sciences physiques et médicales. Il peut apprendre la maîtrise de son instinct en vue d’un agir sexuel conséquent. Mais le désir est là et la pulsion aussi !

Maîtriser, c’est connaître et reconnaître que l’envie de voir l’autre, de le détrousser du regard n’est pas une fatalité, un instinct basique ingouvernable.

Pour se venir en aide, l’Humain a fait droit à l’art, à une vision sublimée (si pas sublime) du corps.

Représenter l’être au monde désiré : Praxitèle, Vénus, Adonis le font rêver de ce que serait elle ou lui idéalement.

Mais jusqu’où est-il permis de toucher du pinceau ou du ciseau ce corps qui questionne ?

Qui a décrété qu’il y avait des parties honteuses ? Et même quand l’autre est vu dans sa nudité et complexité, il semble qu’un état invisible échappe à l’œil qui le contemple, ce lieu privatif qui fait que l’autre reste l’autre. Ce lieu ne peut s’ouvrir à la connaissance que par la permission du propriétaire.

Le vêtement révélateur

Puisque tous, femmes et hommes, sont conscients du désir et du besoin de paraître désirables, selon les civilisations et les traditions, selon les climats et les positions géographiques, tous ont eu recours à des artifices en vue de rester appétissants. C’est le besoin de voiler les appâts sexuels autant que de les dévoiler.

Il n’y a pas de règle générale, il n’y a que des traditions et ces traditions ne gênaient en rien leurs usagers. Dans bien des terres du vaste monde les femmes pouvaient exhiber leurs seins sans exciter les mâles alentour. Au moment du Directoire, la redécouverte de l’Egypte ancienne autorisait les "belles" à porter un drap laissant voir une demie poitrine. Il suffirait d’explorer l’histoire du vêtement pour comprendre son ambivalence.

Kim Kardashian peut paraître en société vêtue d’une tenue pantalon en dentelles puisqu’elle n’a rien à cacher ! Et comme il y a vêtement, la décence est sauve.

Les hommes salivent, les jalouses rougissent, les pudibonds rugissent et pourtant ce vêtement n’est qu’apparence.

Tartuffes nous fûmes, tartuffes nous sommes.

Choc des cultures

L’Occident en quête de richesses et de dominations, sûr de sa culture supérieure, a investi bien des terres.

En Afrique ou en Amérique, il a trouvé des gens, des homo sapiens comme lui, autrement vêtus et il s’est empressé de vêtir ceux qui sont nus.

Au cœur de l’Amazonie, les convertis conquis, enfin revêtus de dignité, mourraient de maladies infectieuses causées par ces nids à bactéries qu’ils portaient sur le dos.

Le vêtement a un lien avec la culture, la civilisation, la morale qui l’a inventée. Il révèle les idées, bonnes ou douteuses, de ses créateurs.

Dans l’état actuel du Monde, les populations se déplacent l’une vers l’autre. Elles emportent leur vestiaire. Une femme sahraouie déplantée de son désert débarque à Bruxelles. Elle a gardé cette longue robe qui était sa protection aussi bien du soleil que du regard des hommes.

Pour garantir la vitalité d’une tribu, il fallait des razzias pour importer des femmes d’ailleurs : un vêtement pouvait les protéger.

Notre hôte marche dans les couloirs de l’aéroport et de-ci de-là lui saute au regard l’image d’une semblable en sous-vêtements révélateurs (et aguichants : c’est le but de la publicité !).

Comment réagit-elle ? Comment se découvre-t-elle dans cette photo ? Une photo, c’est plus qu’une statue, c’est de la chair !

Tout ce qu’elle a appris d’elle se bouscule dans sa tête : comment ne pas se sentir une proie ?

Au nom de la liberté

Liberté sacrée ! Liberté chérie ! C’est en ton nom que certains veulent promulguer l’obligation pour toutes les femmes de se dévoiler.

Car en Occident, le maillot ficelle sur les plages a remplacé les cabines de bains de mer.

En 1936, pour aller à l’eau il fallait un maillot avec jambes et ras-du-cou, enfilé dans une cabine à roues, qui était poussée dans la mer et par une échelle, la nageuse pouvait s’immerger en ne laissant presque rien paraître.

Aujourd’hui, le tartuffe exige que la femme s’exhibe.

Sa liberté est de se soumettre au vestimentairement correct.

Les femmes voilées nous gênent aujourd’hui parce que nous les regardons avec nos fantasmes sans les écouter elles, sans les questionner sur le bien-être-elle-même qu’elles en tirent.

Quand nos religieuses portaient cornettes et chapelets sur des robes ras du cou jusqu’à l’orteil, elles n’étaient pas regardées comme des dévergondées mais comme des consacrées !

Pourtant aujourd’hui, dans nos villes ternes, ces femmes venues de tant d’ailleurs différents portent les couleurs de leurs traditions. Elles animent la ville. Pourquoi sur nos plages, ne pourraient-elles pas inviter leurs consœurs d’ici à se rhabiller un tout petit peu ? Faut-il priver du bienfait de la mer ces mères qui gèrent leur corps autrement ?

Tartuffes que ces hommes qui dictent une loi pour imposer le seul comportement toléré en invoquant la liberté de la femme.

La liberté d’expression

Le vêtement est donc aussi une expression du moi qui le porte. Il habille la maison ou "JE" habite. Il dit quelque chose de celui ou de celle qui le porte.

Une coiffure "afro" ou "skinhead", une casquette à l’envers, un jean effiloché et celui qui le vêt témoigne d’une conviction, d’une appartenance sociale, d’un désir de rester jeune.

Cela est toléré. Laissons le port libre !

Gardons cette liberté d’expression de soi !

Cultivons cette muette parole qui permet à l’autre de paraître comme il lui plait.

Avec intelligence, tâchons de comprendre ce qui nous meut derrière le permis et le défendu. Ce sont souvent des réponses à des stimuli commerciaux. N’imposons pas nos normes de décence sans les avoir analysées sur leur fondement.

Comme le vêtement, la pensée est autant voilement que dévoilement. Elle est perpétuellement en changement. Elle est questionnable si elle ne veut pas rester en rade.

Port franc, port libre, droit de se vêtir librement pour colorer nos existences de la diversité.