Bulletin 60 décembre 2017

Si une hirondelle pouvait faire le printemps…
Patrice Dartevelle

Infaillible émocratie?
Marc Scheerens

Sanctionner les fake news ?
Patrice Dartevelle

 


Si une hirondelle pouvait faire le printemps…

Patrice Dartevelle

Très souvent j’ai déploré l’aveuglement - voire chez certains l’arrogance - de ceux qui luttent en fait contre la liberté d’expression tout en prétendant le contraire et qui ne voient pas le changement radical qui s’est opéré en quarante ans dans les esprits, et malheureusement, dans les lois et les jugements des tribunaux.

Beaucoup se déclarent hautement favorables au droit au blasphème, compris comme le droit de critiquer vertement les religions.

Ils ne voient pas que dans l’univers occidental, - hors islam et quelques groupes fondamentalistes chrétiens fort maigrelets - la religion, c’est-à-dire le christianisme est sortie du sacré et que la seule liberté d’expression qui vaille, c’est de pouvoir s’en prendre au nouveau sacré, celui qui veut punir et punit l’incitation à la haine, celui des lois mémorielles, celui qui a substitué à la tolérance comme respect des personnes l’absurde notion du respect des idées d’autrui.

Mais peut-être ai-je parfois eu tort de me désespérer. Une hirondelle ne fait certes pas le printemps mais le numéro de mai-juin 2017 du Monde des Religions 1 peut me rendre du courage. Il consacre un dossier de trente pages au blasphème.

Virginie Larousse, la rédactrice en chef du magazine, y est nette quant au droit au blasphème et parle à propos de ceux qui voudraient le réprimer de « conceptions infantiles du sacré » avec lesquelles il faudra en finir. Pour elle le blasphème véritable, « c’est de vouloir asservir les hommes en pensant servir Dieu ».

Elle constate correctement que le vent a tourné et qu’aucune liberté n’est acquise ad vitam aeternam.

Pour un mensuel, certes loin des dogmatismes d’une religion particulière mais fort confit devant tout qui en appelle à « un quelque chose d’autre, ailleurs », c’est un peu inespéré.

Mais le reste est mieux et rare.

Ceux qui ont tout compris

Le mieux s’exprime d’emblée dans le premier article, une interview d’Anastasia Colosimo, récente (janvier 2016) auteure du livre Les bûchers de la liberté 2. Beaucoup parmi les lecteurs d’un périodique qui n’est pas spécialisé dans les aspects philosophiques et juridiques de la liberté d’expression, n’en croiront pas leurs yeux.

A. Colosimo part de l’essentiel. Le blasphème désigne non pas l’insulte faite à Dieu ou à ses symboles (ça n’a jamais été le cas en théorie mais l’ambiance d’autrefois favorisait l’exacte superposition du sacré et du religieux) mais celle faite au sacré et celui-ci ne relève pas forcément de la religion au sens traditionnel du terme.

Dans son livre, appuyé des meilleurs conseils, comme ceux d’Anne - Marie Le Pourhiet et de Guy Haarscher, elle n’hésitait pas à incriminer la vision franco-française de la laïcité et la responsabilité de la mystique laïque qui découle de la Révolution française de 1789. Lors de celle-ci, Couthon par exemple n’hésite pas à parler de blasphèmes perpétrés contre la révolution.

La laïcité française comme décalque sécularisé des principes religieux est une interprétation de plus en plus souvent mise en avant. Cet état d’esprit a facilité le passage du sacré religieux au sacré laïque. La modernité n’a donc pas abouti à une véritable désacralisation, selon la doctorante de Sciences Po Paris. Pour ma part je dirais même que la modernité récente a abattu l’ancien sacré mais s’est empressée d’en constituer un autre.

Le plus rare chez A. Colosimo - les autres cas dans la presse francophone sont plus que rarissimes- réside dans sa dénonciation de la loi Pleven, qui en 1972 introduit en France le délit d’incitation ou de provocation à la haine.

Dans le Monde des Religions comme dans son livre, elle dit clairement que cette loi n’est que le maquillage d’un délit de blasphème réinstauré en transformant l’ancien concept en offense aux croyants, l’offense à Dieu n’étant plus possible.

Pour elle, la loi Pleven a été « une erreur fatale » et a créé un « communautarisme sauvage », notamment par la possibilité donnée aux associations de porter plainte, ce qui était réservé à des personnes lésées directement ou au ministère public.

C’est un outil politique ou théologico-politique donné aux minorités. Sur l’immigration des dernières décennies et l’aveuglement qui l’a créée, A. Colosimo a, dans son livre, une phrase-choc pertinente et qui brise un tabou.

Pour elle3, dans plusieurs pays européens, on a fait « le choix d’une main d’oeuvre immigrée bon marché plutôt que d’opérer les réformes que réclame la vétusté de leurs appareils industriels » (p. 153).

A méditer quand on nous dit que les immigrés sont un enrichissement pour les pays d’accueil.

Pour la question du performatif pour justifier le contrôle des paroles et des écrits, A. Colosimo réclame, dans le Monde des Religions, de mener d’abord un travail philosophique (j’ajouterais linguistique et historique) sur la question. Elle n’est donc pas convaincue malgré la pression médiatique et politique.

Pour A. Colosimo, la seule limite à la liberté d’expression, c’est l’atteinte à l’honneur- ce que je comprends comme la diffamation, ce qui ne me pose pas problème - et il ne peut s’agir que de mesures d’ordre individuel et en aucun cas de protection de groupes.

Pour sa part, Gaétan Supertino, qui est journaliste, a eu la bonne idée dans la suite du dossier d’interviewer notamment Valentine Zuber, de I’École pratique des hautes études.

Celle-ci voit clairement que depuis une quarantaine d’années, il y a une volonté politique d’encadrer la liberté d’expression et que toute la question tourne autour « de la définition d’un sacré, d’un sacré républicain ». Seuls les aveugles et quelques anticléricaux désemparés par l’évaporation de leur cible traditionnelle ne le voient pas.

Jacques de Saint-Victor, dont j’ai récemment parlé4, reproduit ensuite les idées de son beau livre, Blasphème, brève histoire d’un « crime imaginaire », et relève impitoyablement que « les arguments que l’on entend aujourd’hui en faveur du respect des « convictions intimes » - émanant de milieux progressistes […] - reprennent des arguments fort proches de ceux qu’on entendait en cette fin de XIXèsiècle », c’est- à-dire lors de débats en France sur la liberté de la presse de 1881.

Celui qui n’a rien compris

Comme dans chaque numéro, André Comte-Sponville intervient dans le rôle de l’athée de service.

En une page (la 57), il accumule stéréotypes mous et erreurs manifestes. Il ne voit absolument pas que la religion n’est pas forcément et n’est plus l’objet du blasphème. Il s’appesantit sur une fable - dont , il est vrai, il n’a pas le monopole- et dont par ailleurs V. Zuber montre la fausseté.µ

Comte-Sponville soutient qu’ « on insulte que le Dieu des autres », en déduit prestement que nul n’a le sentiment de blasphémer et décrète que le blasphème n’est jamais jugé par ceux qui le profèrent mais seulement par ceux qui s’en offusquent !

On croit rêver…Il veut bien que le blasphème ne soit pas réprimé mais il est normal que les croyants jugent certains propos blasphématoires. Il a beau dire que renoncer à la liberté de l’esprit serait plus grave qu’interdire le blasphème, il veut quand même que l’on combatte les religions et l’athéisme« poliment, respectueusement ».

On croyait que le blasphème impliquait l’irrespect. On n’est pas Charlie, très probablement.

Celui qui se décide à parler

Autre bonne nouvelle récente, d’une source moins inattendue, un article de Jean-François Kahn5.

Il se limite un peu indûment à la seule partie gauche du champ politique et profite un peu trop de la situation calamiteuse de celle-ci après les élections françaises de 2017 pour dire maintenant ce qu’il eût mieux valu dire plus tôt. Il dénonce judicieusement la tendance à l’inquisition permanente, à la criminalisation du non-conforme, à la chasse compulsive au moindre propos déclaré inadéquat, à la mise ne fiche des mal-pensances, à la normalisation de la violence accusatoire, au rejet de la contradiction, àla prégnance des dénis de réalité (le mal n’est pas la chose mais sa désignation).

Ca va mieux et Anastasia Colosimo a l’avenir devant elle.


 

(1) Le Monde des Religions, Le blasphème. Pourquoi il fait scandale, N° 83 (mai - juin 2017), pp. 26 - 57

(2) Anastasia Colosimo, Les bûchers de la liberté, Paris, Stock, 2016, 231pp. Prix : +/- 20,75 €

(3) Dans un tout autre contexte, celui de mes activités professionnelles, à un orateur titré qui tenait absolument à ce que lors de l’élaboration d’une exposition, on s’astreigne à oeuvrer avec chacune des parties en cause, je lui ai rétorqué que si on s’avisait par exemple de faire une exposition sur l’immigration organisée de travailleurs étrangers pour les mines de Belgique après la Seconde Guerre mondiale, on n’arriverait, à consulter patrons et syndicats, qu’à masquer la vérité, qui était qu’il eût mieux valu ne pas écouter leur point de vue commun et consacrer l’argent qui couvrait les pertes d’exploitation des charbonnages à favoriser des industries nouvelles

(4) cf Bulletin de la LABEL, N°56 (septembre 2016)

(5) Jean-François Kahn, Naufrage de la gauche : à qui la faute ?, Le Soir du 11 juillet 2017, article repris avec de légers changements et un autre titre (Les médias ont aussi causé la débâcle de la gauche) dans : Le Monde du 8 août 2017.


Infaillible émocratie?

Marc Scheerens

Un mot courant permet de donner de la valeur à’un interlocuteur : le mot sincère. Mais d’où vient ce mot ? Comment est-il entré dans l’usage ? Il vient du temps où l’écriture était faite sur un support fragile : la cire. Ces tablettes de cire étaient pratiques car réutilisables : un petit coup de chaleur et les signes y gravés par un stylet s’effaçaient. Un écrit ineffaçable, une pensée à ne pas perdre, une loi fondamentale, demandaient un support sine cera comme l’airain ou la pierre. Etaient sincères ce qui était gravé de façon impérissable.

Difficile cependant de transporter aux confins des mondes une bibliothèque de pierres gravées.

Nul obélisque ne quittait la vallée du Nil.

Il a existé des supports papiers. Mais les matériaux mis en œuvre pour confectionner les écrits ne résistaient pas au temps : le papier utilisé était mangé par des vers et l’encre, dans certains cas faite de suie à l’eau mêlée, s’estompait. Chaque ouvrage devait être copié et recopié pour se survivre à lui-même. Il encourrait des fautes de copistes, des contre-sens, des falsifications.

La survenance de l’imprimerie va permettre au savoir acquis de se donner une certaine permanence, de se diffuser, de se donner à lire. La volonté de l’auteur de donner à son œuvre une permanence, le désir d’échapper à l’oubli et à ce qui est fugace est un signal : avoir de l’influence sur l’évolution des pensées et des mœurs, s’affirmer comme individualité nécessaire à la bonne évolution ou se donner un outil de pouvoir ou de domination.

L’auteur semble guidé par un impératif, par une force de communiquer, par un besoin impérieux de faire des adeptes. Dans la fixation écrite de la pensée, il y aurait comme une ouverture, un élargissement de la sphère de l’intime conviction vers d’autres quêteurs du sens.

Cependant, dès qu’apparaît la pensée diffusable, concomitamment d’autres se sentent menacés dans le rôle qu’ils se sont donnés. Les écrits ‘sincères’ ont tôt l’objet d’une censure.

Dans les bibliothèques, il y avait l’enfer, un endroit pour des écrits jugés dangereux ou sulfureux.

Dans les religions, il y avait l’index, la liste des écrits interdits. L’Autorité civile ou religieuse se réserve le droit d’interdire. En réaction à l’interdit, les écrits vont circuler sous le manteau comme si le besoin de se livrer, de se dire, d’être écouté valait plus pour être soi que le danger de la prison. Pas seulement la prison : l’exécution capitale et l’autodafé des écrits incriminés étaient possibles.

L’histoire regorge de récits qui relatent comment certains ont dû renoncer, pour avoir la vie sauve, à la communication d’une découverte mettant en péril la pensée dominante. L’histoire nous dit aussi que ce qui hier était condamné ou rejeté fait aujourd’hui partie des certitudes : les pensées discordantes d’alors ont aujourd’hui le statut de vérité. Ces vérités reconnues sont donc plus fortes que les censeurs : si leurs auteurs ont été malmenés, ce qu’ils ont mis en évidence devient un instrument du progrès dans la connaissance et la gestion d’un univers fragile.

Quoique fixée dans l’écrit, les pensées, les découvertes, les analyses du comportement n’ont pourtant pas acquis la permanence désirée. La compréhension du Monde d’hier n’est plus celle d’aujourd’hui. La Terre n’est plus le centre de tout l’univers et l’humain qui la gère ne serait qu’une petite forme du Vivant.

Les écrits témoignent : les humains ne veulent pas subir le fonctionnement de leur espace mais le comprendre. Les écrits suscitent la polémique ou le dialogue. Les écrits parlent d’amour ou de désamour. Les écrits restent. Pourtant aujourd’hui il y a d’autres supports aux mots. Ce qui permettait hier de se forger une intime conviction est maintenant menacé par l’hyper-connectivité.

Des écrits minima circulent sans supports, pénètrent partout et leur fondement est parfois invérifiable. Ils ont pour eux la vitesse et la flexibilité. Ils peuvent entrer partout par simple clic : ils ont l’intelligence de la souris ! C’est une vraie révolution. La conviction disparait au profit de l’émotion. Comment ensemble allons-nous faire face à ce qui peut sembler une menace pour la juste et saine compréhension de qui nous sommes, du pour quoi et du comment (bien) vivre ?

Faut-il s’abandonner collectivement à la loi du ressenti, à la survalorisation des sentiments pour aller vers un mieux-être (humain) ? Comment garder comme inaliénable le droit de dire et de penser tout en échappant aux dérives de « Tout est vrai, tout est bon, quand je le dis » ? Existerait-il une instance critique qui favorise le bon discernement ? Pouvons-nous échapper à une loi éthique, une obligation qui pousserait à choisir de bien faire plutôt que de malfaire ? Est-ce que consentir à cette obligation morale n’est pas un libre choix salutaire pour mon entourage ?

Le rétrécissement du besoin de bonheur à la satisfaction immédiate de ce besoin sans autre perspective, sans analyse des conséquences sur autrui, n’est-il pas le chemin qui conduirait à la mise à mort de tous par tous ? Par exemple : sauver l’emploi des travailleurs du charbon dans un petit coin de la Maison Commune pourrait avoir pour conséquence première l’isolement du promoteur, puisqu’il y aura réprobation des autres, puis mise en péril de la survie du plus grand nombre.

Si l’expression d’une pensée ne doit pas être censurée, il reste que l’auteur d’un écrit ou d’un sms garde la responsabilité de l’acte ou du discours. Créer une émotion, inciter à réagir violemment dans l’heure sans se mouiller soi-même est-ce autre chose que de la lâcheté ou un manque d’intelligence ? Dans le cours du temps, bien des écrits ont été des transgressions. Ils ont fait évoluer le savoir commun parce que leur finalité était désintéressée. De plus l’auteur conscient de la transgression d’une norme devait assumer les conséquences. Ce n’est pas parce que nous sommes moralement tenus de faire le bien, que nous ne sommes pas libres. La vraie liberté est dans la décision prise.

Ce qui peut éclairer le moment de la prise de décision serait la conscience. Pour éviter que l’émotion, la colère, la haine, le mépris ne soient le moteur d’action spontanées et nuisibles, il faut développer la pensée critique, l’analyse, le raisonnement. L’Homme doit rester un sujet pensant. De même qu’il n’a pas été possible d’endiguer les effets des écrits dits subversifs, de même il y a un prix à payer pour que, par la rumeur, le faux surpasse le vrai. Le Monde – l’espace de haute technologie que nous avons façonné – exige le rendement, la satisfaction immédiate, la soumission aux lois du marché. Il en résulte un stress permanent. Hier, vouer sa vie à une entreprise était louable. Aujourd’hui, seul le changement est une preuve de la flexibilité et de l’adaptabilité permanente aux changements de plus en plus rapides, un signe tangible d’efficacité. Il faudrait s’habituer au réflexe d’un temps de pause nécessaire avant toute action. La démocratie ne survivra pas à l’absence d’un débat d’idées contradictoires. Le débat se conclut par une prise de décision. Appliquer la décision engagera une pratique.

S’il y a incitation à la haine (?), comment ne pas s’y soumettre sinon en s’offrant un moment de réflexion, en décidant d’une non-adhésion ? Une condamnation de l’auteur ne ferait qu’une victime de plus. Et l’émotion du moment voudra la sauver. S’il y a diffusion d’une fausse information, elle n’apparaîtra comme telle que chez celui qui est capable de jugement. Favorisons l’accès au jugement, à l’analyse ! La petite revue que vous tenez dans vos mains voudrait y collaborer. Elle essaie de passer outre l’émotion pour informer de faits. Les faits évoqués semblent contraires à l’avènement d’une humanité guidé par la liberté de conscience, d’une humanité suffisamment informée pour décider de ce qu’il serait bon de faire ensemble.

Cependant, il ne suffit pas d’être informé – interenettement vôtre ! – pour apprendre : ce serait se méprendre. Favoriser l’ignorance ou la connaissance superficielle équivaut à favoriser aussi la dictature qui se nourrit du ressentiment. Serons-nous capables d’une insoumission salutaire ? Qui ou quoi pourrait nous motiver à surpasser l’émotion et l’éphémère. Comment être sincères avec les matériaux d’aujourd’hui s’il s’agit de durer ?


Sanctionner les fake news ?

Patrice Dartevelle

Si l’actuel président des Etats-Unis n’est pas la source première des réflexions et indignations sur les fake news - le terme est plus précis que fausses nouvelles, la fausseté de celles-ci pouvant être involontaire -, les questions ont incontestablement pris une nouvelle ampleur avec lui.

Quand sa conseillère Kellyane Conway, connue par ailleurs pour avoir inventé de toutes pièces un massacre djihadiste quelque part aux Etats-Unis, voulant soutenir son collègue porte-parole du président qui cherche à défendre l’indéfendable, à savoir qu’il y avait autant de monde lors de l’investiture de Trump que lors de celle de son prédécesseur, déclare le 22 janvier 2017 qu’au fond il peut y avoir des « faits alternatifs » et que le porte-parole lui-même affirme que l’assistance à l’investiture ne peut être ni prouvée ni quantifiée (le correspondant de NBC, Chuck Todd, lui répond du tac au tac que les faits alternatifs ne sont que le nouveau nom des mensonges), on entre dans un monde différent, étrange, regrettable…mais réel.

Dès lors les voix s’élèvent pour interdire les fake news, ou du moins les sanctionner. C’est par exemple la position de Craig Silverman, rédacteur en chef de Buzz-feed News, pour qui les gouvernements doivent se saisir de la question1. Il rejoint la députée et ancienne ministre écologiste allemande Renate Künast, qui a été victime d’une rumeur selon laquelle elle aurait déclaré après le viol et l’assassinat d’une étudiante par un afghan, que le criminel était un réfugié traumatisé et qu’il fallait plutôt l’aider de toutes les manières2. Elle n’avait pas dit ça, c’est indubitable.

Mais R. Künast cherche d’emblée à faire d’une pierre deux coups et propose que dans un même acte, on sanctionne les fausses nouvelles et … l’incitation à la haine. On ne pourrait mieux montrer les risques d’une législation ad hoc. Ne perdons pas de vue non plus que bien des dictatures, par exemple au Cambodge, en Malaisie ou en Chine se déclarent prêtes à suivre le président américain dans sa lutte contre les fake news en se tournant contre la presse de manière fort suspecte, comme leur inspirateur3.

Les lois existent

Pourtant nul ne peut soutenir qu’on soit actuellement devant un vide législatif en la matière. La situation peut varier un peu de pays à pays mais des lois existent et je ne trouve pas que ce soit forcément anormal : la liberté d’expression sans responsabilité ne peut être défendue.

Presque partout existe une loi contre la diffamation. En France et en Belgique, des réparations sont obligatoires et prévues par le Code civil en cas de dommage à autrui. Mieux encore, la loi française de 1881 sur la liberté de la presse, un rare modèle de libéralisme du moins dans sa version originale, contient un petit nombre de limites à la liberté de la presse, dont précisément la propagation de fausses nouvelles. En matière de presse, ce sont plutôt les conditions particulières de procédure qui sont la clef de la liberté.

Ces lois ne résolvent certes pas tout. Les dégâts, notamment économiques, peuvent ne pas pouvoir être réparés par le coupable, vu leur niveau élevé. C’est également un élément à bien peser quand on imagine une protection de principe pour tout lanceur d’alerte, alors qu’un de ceux-ci peut être mal informé ou mal intentionné. Dans d’autres cas, les dégâts peuvent être révélés trop tard, après un mal devenu irréparable.

Rien de bien neuf sous le soleil

Une des premières questions est de voir ce qu’il y a de neuf dans les fake news. La plupart en semblent conscients, pas grand-chose sauf deux points sur lesquels je reviendrai plus loin.

Les fake news répandues par la presse en parfaite mauvaise foi ont un ancêtre indiscuté : les articles parus dans une grande partie de la presse française de 1897 à 1917 en faveur de la politique et de l’industrie russes ont été payés par l’or tsariste. Le livre de Boris Souvarine, paru en 1931, L’abominable vénalité de la presse française, constitue un témoignage classique des pratiques de ce genre. Quand, en 1949, Orwell publie 1984, il vise en fait les relations faites par la presse des événements de la Guerre d’Espagne : « J’ai vu rapporter dans les journaux des choses qui n’avaient plus rien à voir avec les faits, pas même le genre de relation que suppose un mensonge ordinaire », écrit-il dès 1942. Marxiste anti-stalinien, Orwell a fait par exemple l’expérience en Espagne du totalitarisme communiste de l’époque stalinienne4.

Mais il a pu constater tout aussi bien la mauvaise foi des pro-franquistes. Le Musée de Guernica, tel que je l’ai vu voici un peu plus de quinze ans, montrait les titres et articles des journaux européens de la presse de droite après le bombardement de la ville , Libre Belgique comprise, : pour eux, le massacre n’était pas le fait des avions nazis mais un crime monté par les républicains pour accuser Franco et ses alliés.

Les débats politiques sont pleins de « fausses nouvelles », parfois dues à une information gravement insuffisante, et donc engageant la responsabilité de celui qui les diffuse, ou inexacte. Dans plusieurs pays, des spécialistes ont mis en place pour les grands débats politiques télévisés un système qui leur permet rapidement, dès la fin de la joute, de valider ou non les affirmations des intervenants, par exemple candidats à la présidence de la République. Mais on sait que les statistiques de tous ordres sont aisément contestées, de bonne ou de mauvaise foi, et au fond pas toujours unilatéralement claires. Les débats actuels sur l’allocation universelle-moyen autre de répartition de moyens existants devenu aide sociale supplémentaire sans trop de souci pour le financement alors qu’on parle souvent de montants considérables- donnent une bonne mesure de la difficulté du problème.

En matière de religion, nul doute que certains - y compris des croyants à l’égard de leur propre religion- considèrent que des récits comme par exemple la remise des Tables de la Loi à Moïse ou les miracles de Jésus et ce qui a trait à sa conception ne sont pas plus que des fake news.

Le maintien indéfini de bobards qui sont des causes entendues est certainement agaçant mais rien n’y fait : ainsi la nationalité américaine d’Obama ou l’accident aérien qui a entraîné la mort du président polonais à Smolensk en 2010.

Le mensonge est parfois simple rétention d’information. Dans les arguments en faveur du Brexit, il y avait le chiffre avancé que, chaque année, 100.000 étudiants étrangers en Grande-Bretagne y restaient après la fin de leurs études. Le chiffre réel est 20 fois moindre et la ministre de l’intérieur de l’époque, Th. May, savait la vérité et l’a gardée sous le coude5.

On peut vouloir sévir mais il n’est pas sûr que l’électeur veut la vérité. Il y a de toute manière du pain sur la planche!

Des cas encore moins simples

Parfois encore, la mauvaise foi, le mensonge délibéré sont particuliers.

Quand, le 5 février 2003, devant le Conseil de sécurité de l’ONU, le secrétaire d’Etat américain Colin Powell prétend fournir des preuves de la conservation et de la possession d’armes chimiques par l’Irak, il a tort, ce n’est pas la vérité. Mais tout indique qu’il croyait dire vrai, contre toute vraisemblance. L‘administration Bush voulait à tout prix la guerre. Elle en a perdu tout esprit critique, les courtisans ont déclaré voir ce que le chef voulait et tout le monde à la Maison blanche s’est auto-intoxiqué.

Il peut aussi y avoir de bons mensonges ou des cas bien difficiles à trancher.

L’espionnage n’est pas un domaine de prix de vertu et le mensonge organisé est certainement un de ses moyens favoris mais qui contestera par exemple l’opération Mincemeat grâce à laquelle les services secrets britanniques (un cadavre qui transportait des documents de pure invention) ont réussi à faire croire aux Allemands en 1943 que le débarquement des Alliés en Méditerranée aurait lieu en Grèce et en Sardaigne alors qu’il devait se faire et s’est fait en Sicile?6

Le 13 décembre 2006 le docu-fiction (ou docu-menteur) de la RTBF, Bye bye Belgium, crée un électro-choc dans le public. Tout y est faux. Tant au sein de la RTBF que dans le pays, la discussion sur la légitimité d’une pareille fake news a fait rage. Des journalistes ont en conscience pensé que le public francophone s’aveuglait sur l’état des esprits en Flandre et que seul un procédé de ce type leur ferait voir la réalité en face. La fureur des Flamands de se voir dévoilés (tout en déclarant hypocritement qu’ils ne feraient jamais ce que l’émission leur faisait faire) n’a-t-elle pas donné raison à la RTBF?

Le métier d’avocat pose aussi des problèmes. Un avocat digne de ce nom ne peut certes inventer des faits, suborner des témoins, etc…Mais tout avocat côtoie quotidiennement le faux. Platon se méfiait de la rhétorique et voulait l’interdire dans les procédures judiciaires. Cicéron était plus lucide. Pour lui la défense était « un art qui repose sur le mensonge, qui parvient rarement à la connaissance du vrai, qui cherche à exploiter les opinions et souvent même les erreurs des hommes ». Et Tacite ajoutait qu’au fond la mission de l’avocat était d’ »Empêcher un homme d’être à la merci de la force », ce qui signifie que son rôle doit pouvoir comporter des accommodements avec la vérité7. Et dans certains pays dont le nôtre, les juges ne peuvent condamner les mensonges d’un accusé.

Ce n’est donc pas simple, sauf pour Bernard Tapie qui admet avoir régulièrement commis des mensonges8.

Le vrai neuf

Deux aspects du problème ont quelque chose de neuf ou d’assez neuf.

De l’avis général, ce qui est neuf c’est la question des réseaux sociaux, leur nature, leur ampleur et les transformations de l’information.

L’information en continu sous toutes ses formes joue en permanence des tours. Il y faut à tout prix parler et montrer et il faut le faire plus que vite, en instantané. Toute vérification des sources voire toute analyse de simple bon sens sont impossibles dans ces conditions. Selon certains sondages (d’autres donnent des chiffres plus bas), 44% des adultes américains s’informent essentiellement sur Facebook . Il est certain que sites , Facebook, Twitter sont infestés de messages fabriqués. Pendant la campagne de Trump, quelques dizaines de milliers de petits robots ont déversé 20% des tweets publiés pendant la campagne. Pendant la même campagne, quelques adolescents de macédoine ont monté une centaine de sites pro-Trump et ce dans un but purement mercantile9. le triste travail du gouvernement russe ne peut être mis en doute que ce soit lors des élections américaines, la campagne pour ou contre le Brexit.150.000 comptes Twitter implantés en Russie ont fait la promotion du Brexit 10. Dans le débat sur l’indépendance de la Catalogne, 55 % des messages postés sur les réseaux sociaux en faveur de l’indépendance provenaient de Russie et 30 % de son satellite vénézuélien11.

Mais cela a-t-il eu de l’effet? Ce n’est vraiment pas sûr. Une étude assez considérable-mais encore provisoire- menée par un chercheur très titré de l’Université de Stanford conclut négativement malgré la minceur (0,51%) de l’écart entre Trump et Clinton dans trois États-clefs. L’étude conclut que 0,92% des électeurs se souvenaient de fausses informations en faveur de Trump et 0,18% de fausses informations en faveur de Clinton, ce qui ne veut évidemment pas dire qu’ils y ont ajouté foi. Ces fake news n’ont probablement été que quelques gouttes d’eau dans la campagne électorale12.

L’autre élément est à l’oeuvre depuis quelques décennies sous le nom de post-modernité ou post-modernisme.

Le journal Le Monde a publié un éditorial intitulé « La défense des faits »13. Jérôme Fenoglio, son directeur y parle de continuer de mener la bataille des faits . Je partage cette volonté mais ne soyons pas naïfs. Accueillir partout avec éloge, y compris dans Le Monde, depuis plusieurs décennies, essayistes, philosophes, sociologues, historiens des sciences, etc… qui contestent ce qu’on appelait (je n’ose pas le présent) le réel, la réalité des faits et qui ne voient dans la science qu’une croyance comme une autre a abouti à valider l’idée de faits alternatifs, qui paraît supposer que des visions contradictoires du même fait pourtant tangible peuvent coïncider de manière indécidable. Sans doute les penseurs visés crieront-ils que mon interprétation est triviale mais à tout le moins, c’est bien ce qu’on a fait de leurs théories.

Tout ne serait qu’interprétation. Et un important parlementaire américain, Kevin Brady, président de la Commission des Voies et Moyens de la Chambre, a déclaré qu’il n’était pas intéressé à regarder des faits qui dérangent14.

Le politiquement correct ajoute à cela. Quand l’histoire déplaît, soit on ne parle plus de ce qui est malvenu, soit on la nie (en enlevant les statues), soit on interdit d’en parler (comme dire que les résultats de la décolonisation sont une misère et une insécurité accrues).

Des solutions ?

Quelle(s) solution(s) adopter ?

Confier au pouvoir politique la responsabilité de déterminer ce qui est vrai ou faux relève de la plus haute irresponsabilité. Même au pays du Premier amendement, on voit maintenant le président tenter d’obtenir par voie de justice les adresses IP des 1.300.000 internautes qui on consulté le site disrupt.org, créé pour organiser le 20 janvier 2017 des manifestations anti-Trump15. Certains- qui ne veulent pas d’une régulation étatique- pensent que les réseaux sociaux eux-mêmes doivent créer une régulation et comptent sur la créativité de la société civile pour y arriver16.

J’avoue me méfier de la dictature de la majorité et à voir comment censurent certaines grandes firmes, décisives sur Internet, j’ai plus que des hésitations. Ces firmes paraissent être en accord avec la morale des années 1950 et ne pas hésiter à en faire une règle pour toute la planète. Pour elles, sans état d’âme, ce qui est bon pour les Américains est bon pour les européens.

Pour trouver des solutions, l’aide à la consultation des sites est intéressante. Le Monde a lancé un dispositif pour aider les internautes à repérer les informations peu fiables, le Décodex17. C’est sûrement utile mais la règle en la matière est qu’être informé, c’est vouloir s’informer et s’en donner les moyens. Y a-t-il un public entre ceux qui veulent s’informer et qui n’ont pas véritablement besoin d’une telle aide et ceux qui ne soupçonnent même pas ou ne veulent pas voir le problème?

Je défends pour ma part depuis longtemps une autre idée. Les vrais internautes de mes amis me diront que décidément le génie du web m’est étranger mais soit. Je lis que la secrétaire nationale de l’Association (belge) des journalistes professionnels (AJP) partage en somme mon avis (1).

Ce qui reste particulier au web, c’est sa non-structuration. Dans l’imprimé, un journal de bonne qualité, une maison d’édition lit, filtre, sélectionne, corrige ou refuse les textes en cas de problème. Tant que n’apparaîtront pas comme en imprimé des « marques » qui soient des références et qui dominent le marché, on ne progressera pas.

On parle aussi d‘éducation aux médias à l’école. C’est une autre bonne piste, du moins si on s’accorde sur le fait qu’il n’est pas réellement possible de décrypter quoi que ce soit si on n’a pas accumulé un capital de connaissances suffisant et si on ne l’a pas structuré. Mieux vaudrait que la nouvelle matière ne s’impose pas au détriment des autres. ..

Il existe des têtes pleines et mal faites mais il n’y a pas de tête bien faite et vide.


 

(1) Comment lutter contre les fake news ? Le Soir du 3 mai 2017.

(2) Article et interview (avec début et photo en première page) dans El Pais du 4 mars 2017.

(3) cf Harold Thibaut, Des »fake news » appréciées des autorités asiatiques, Le Monde du 7 mars 2017 et de nouveau le 5 septembre 2017, sur le seul Cambodge cette fois.

(4) cf Stéphane Foucart, Relire »1984 » à, l’ère de la post-vérité, le Monde du 21 juillet 2017.

(5) Eric Albert, Confusion sur les chiffres de l’immigration, Le Monde du 29 août 2017.

(6) cf Malcom Gladwell, Mystifiera bien qui mystifiera le dernier, Books, N° 84 (juillet-août 2017), pp. 70-75.

(7) cf pour ceci François Saint-Pierre, Le droit au mensonge, Le Monde du 29 juillet 2017.

(8) Le Monde du 22 juillet 2017.

(9) Sur tout ce point, cf Luc Ferry, Bienvenue dans l’ère de la post-vérité, Le Figaro du 30 mars 2017.

(10) cf Philippe Bernard, Londres fustige les « fake news » de Moscou, Le Monde du 17 novembre 2017.

(11) cf Paul Seabright, Les « fake news » n’ont pas décidé de l’élection deTrump, Le Monde du 10 février 2017. Son article plus récent, De l’influence de Fox News sur la victoire de Donald Trump, Le Monde du 10 novembre 2017, me paraît surtout montrer que le fait principal est que les électeurs dont les opinions sont proches de celles de Fox News regardent cette chaîne beaucoup plus que les autres et qu’il n’est guère possible de démêler persuasion et sélection.

(12) cf Isabelle Piquier, L’ombre de la Russie sur le référendum catalan, Le Monde du 17 novembre. 2015 et M. Rajoy lui-même dans Le Soir du 22 novembre 2017.

(13) Editorial de Jérôme Fenoglio, Le Monde du 3 février 2017.

(14) cf Simon Johnson, professeur au M.I.T., Donald Trump , le Juan Peron d’Amérique du Nord, Le Monde du 16 novembre 2017.

(15) Martin Untersinger, Le Monde du 17 août 2017

(16) Benoît Huet, La liberté d’expression au défi des « fake news », Le Monde du 26 août 2017.

(17) cf Le Monde du 3 février 2017.