Revue Numéro 5


RAPPORT SUR LA RÉPRESSION DU BLASPHÈME EN 2001


Patrice Dartevelle


Sans devoir accorder tant d’attention à des pays où chacun sait que la liberté d’expression n’a pas cours et n’est l’objectif que d’une minorité, 2000 confirme le bilan que je dresse depuis près d’une décennie : en Europe même, les conflits, les questions pendantes et renouvelées, les problèmes nouveaux sont légion.


Notre attitude en faveur de la liberté d’expression des révisionnistes est mal comprise en Europe. Néanmoins, force nous est de constater qu’à cet égard 2000 fut une année amère, celle du premier procès intenté en Belgique à l’encontre un révisionniste, ou pire contre deux libraires et un diffuseur qui ont vendu la revue britannique « Final conflict » ( le Soir 11/09/2000). Les libraires se demandent non sans raison si leur rôle est bien d’être les premiers censeurs ( la Libre Belgique 13/09/2000). Ils ont été acquittés, mais le diffuseur à été condamné à six mois de prison avec sursis et à quarante mille francs d’amende ( Le soir 8/11/2000).


De toute manière une condamnation est fort modeste dans le contexte européen. En Suisse, un libraire vaudois s’est fait condamner à vingt jours de prison avec sursis pour la diffusion du livre de Roger Garaudy ( Le Matin et Le Soir du 10/02/2000). Il s’agissait en fait d’un second jugement après cassation et on a dû user du motif de discrimination raciale, qui est encore plus étrange - ou plus révélateur ?- que celui de révisionnisme. La même loi a servi à condamner a un an de prison ferme le négationniste G. A. Amaudry. Il s’agit d’un impénitent militant d’extrême droite dont les thèses auront reçu due publicité  (un article de première page dans Le Monde du 12/4/2000) et auréole du martyr.


En France, un enseignant a été condamné à dix mois de prison avec sursis et dix mille francs français d’amende pour propos négationnistes devant ses élèves ( il n’a admis qu’un million de morts) ( Le Monde 17/5/2000).


Quant au C.N.R.S. français, il a engagé une action contre Georges Thion (celui-ci vient de l’ultra-gauche), pour utilisation de ses moyens professionnels à des fins autres, ce qui est aussi légitime de la part du C.N.R.S., que très très rare (Le Monde 3/6/2000). L’université de Lyon II a annulé le D.E.A. d’histoire d’un révisionniste, Jean Plantin. Le geste est purement symbolique car il est parfaitement illégal : le délai d’annulation est dépassé et le contenu des travaux n’est pas un motif valable d’annulation ( Le Monde 5-6/11/2000).


Revenons encore à la Belgique à propos d’une étrange proposition de loi, citée par la Nouvelle Gazette du 19/01/2000 sur la lutte contre la discrimination. Le but est estimable, mais faut-il un article qui condamne les incitations aux discriminations visées par la loi, ou spécialement les injures ( cf. mon article dans Le Soir du 19/5/2000) ? Il paraît que le gouvernement a modifié la proposition, mais, à ma connaissance, pas sur ce point ( Le Soir 8/12/2000). Heureusement, le Conseil d’Etat fait de la résistance ( Le Soir 29/12/2000).


Que des publications suscitent débat est plus que normal, celui-ci manque assez souvent. Il est légitime qu’un responsable effectue des choix. Mais on est parfois étonné de certains pseudo-scandales, de l’ampleur qu’on donne à des causes faciles à traiter, et de la facilité de certains à réclamer des sanctions.


La France a connu deux beaux cas de ce type en 2000, l’affaire Camus et l’affaire Virginie Despentes.
L’affaire Camus éclate en avril. Renaud Camus est un écrivain quelque peu solipsiste, peu connu du grand public. Dans son ouvrage La campagne de France-journal 1994, il se plaint de la surreprésentation des journalistes juifs et, c’est l``a l’essentiel, il leur conteste le droit d’être le porte-parole de l’expérience française (Le canard enchaîné, 26/4/2000). Le fond est sidérant : comme si un français de souche cumulait l’expérience et le savoir-faire « français » de dizaines de générations !
Une polémique naît, avec déclaration de Catherine Tasca, Ministre de la Culture, exprimant sa réprobation et pétition des amis de Renaud Camus. Soit. Mais fallait-il que Fayard retire le livre de la vente (Le Monde 18/5/2000) pour le remplacer par une version expurgée (Le Monde 1/6/2000) ? Comme le dit Sylviane Agacinsky ( Le Monde 10/6/2000), on remplace la critique par la censure.


Comme dans les questions autour du révisionnisme, le problème de l’antisémitisme reste ici très sensible, et les propos de Renaud Camus sont bien des « mots de braise » comme le dit Robert solé ( Le Monde 25-26/6/2000).
Précédé de la sortie à scandale d’un film réalisé en 1975, Une vraie jeune fille (Le Monde 7/6/2000), Baise-Moi de Virginie Despentes, un hard-porno violent et cynique, voit sa projection limitée à quelques salles spécialisées grâce à l’action d’un groupuscule mègrètiste ( Le Monde 4/7/2000). Le plus stupéfiant reste les déclarations de la réalisatrice en faveur de la censure ( Le Monde 4/7/2000).


Enfin, en reconnaissant (après la Belgique) le génocide arménien ( Le Soir 19/11/2000), les parlementaires français ont ouvert la possibilité d’un nouveau crime de révisionnisme.


Chacun vit comme il le peut ses contradictions. À juste titre, le Congrès des Etats-Unis tance la France (avec trois autre pays européens dont l’Allemagne et la Belgique) pour violation de la liberté de pensée, de conscience, de religion et de croyance. La France, avec son projet de loi sur les sectes, votée le 22 juin par  l’assemblée nationale, est la plus visée (Le Monde 20/10/2000) pendant que le bureau d’éducation du Kansas a décidé d’exclure Darwin des manuels scolaires. Quant à l’obligation de faire afficher les Dix Commandements dans le classes, elle est en débat dans plusieurs États américains. Trois l’ont autorisé, huit autres en discutent ( Le Monde 20/10/2000). Heureusement, l’enseignement dépend fortement des autorité locales qui se révèlent parfois plus libres. On se contente de peu…


Deux bonnes nouvelles ont cependant marqué l’année.

Du côté britannique, la loi sur le blasphème va, au bout de quatre cents ans, être révisée. C’est un effet de la convention européenne sur le droits de l’homme qui va enfin avoir force de loi en Grande-Bretagne (Sunday Times 1/10/2000).


En Italie, le 13 décembre, la cour constitutionnelle a éliminé du code pénal italien le délit d’injure à la religion d’Etat en arguant du devoir de neutralité de l’état ( Laïcità, décembre 2000).


Au rayon des nouvelles technologies, le procès intenté en France à Yahoo, a retenu l’attention, mais il portait sur un site d’enchères à des ventes ( comportant des objets nazis), ce qui ne me semble pas exactement relever de la liberté d’expression. Il est vrai que par ce biais, c’est le contrôle de tous les sites Internet qui est dans le collimateur. Yahoo s’est défendu le plus souvent sur un plan technique, en arguant par exemple que bloquer le mot « nazi », va également bloquer les sites anti-nazis (Le Soir 6/11/2000, Le Monde 8/11/2000). Un collège d’experts a estimé qu’on pouvait connaître la provenance géographique de 70 à 80% des internautes, voire 90% si on demandait une déclaration d’origine. L’objet – exaltant, paraît-il - de l’affaire est que les internautes français n’aient plus accès au site. Le procès s’est terminé par la condamnation de Yahoo ( Le Monde 22/11/2000), le juge suggérant (sic) d’exiger une déclaration de nationalité avant la recherche. Nul ne doute de la sincérité des déclarants…


À mon sens, la liberté sur Internet est un décalque de la situation des imprimés : tous les États du monde se réservent le droit d’interdire les importations. Faut-il souhaiter le même succès aux États pour les sites ?
Les États qui empêchent la liberté d’expression se frottent en tous cas sûrement les mains.


Pour ce qui est des rubriques habituelles, on notera que la fatwa contre Salman Rushdie tient toujours ( Le Monde 15/2/2000) mais que celui-ci a pu séjourner en Inde, son pays de naissance, pour la première fois depuis douze ans, malgré les protestations des autorités musulmanes (Le Monde 18/4/2000).


Notre pauvre Joseph Hick a dépassé son 5000ème jour de lutte par une lettre à l’évêque de Liège ( Le Soir 10/3/2000), mais il a remporté une victoire par l’annulation par la Cour de Cassation de l’arrêt de la Cour du Travail de Liège qui l’avait débouté (Le Soir 23/5/2000).


Nous terminons sur les atteintes les plus grossières ou les plus cocasses de l’année à la liberté d’expression. Les accessits tout d’abord. La plainte de l’abbé Mauriel et de son avocat Me Collard contre les Guignols, pour cause de lynchage (la plaisanterie était que Me Collard démontrait que l’abbé était non pas pédophile mais zoophile) ( Le Monde 6/5/2000).


Les Slovaques ont interdit une exposition de l’actionniste viennois Hermann Nitsch. La protection des animaux y aurait été pour quelque chose ( Le Monde 4-5/6/2000).


En Belgique même, l’évêque de Liège a fait enlever une bannière de l’exposition World Wild Flags, parce qu’un ange y était pourvu d’un sein, et ce, dans la cour de l’évêché (Le Soir 14/6/2000).


La palme revient à Ovadia Yossef, leader du parti Shass, en Israël, qui a déclaré que « les six millions de malheureux juifs que les nazis ont tués… étaient la réincarnation des âmes qui ont pêché et ont fait des choses  qu’il ne fallait pas faire » (Le Monde 9/8/2000).
Le scandale a été total dans les milieux juifs mais Ovadia Yossef n’a pas été condamné pour révisionnisme, le délit n’existe pas en Israël.


CONDORCET - MAGISTRAT DE LA RAISON, MAÎTRE DU DESTIN


Jean-Jacques AMY
Professeur extraordinaire à la Vrije Universiteit Brussel,
et Tim TRACHET
Rédacteur à la Vlaamse Radio - en Televisieomroep.


"Laissez faire; il est impossible d'empêcher de penser; et plus on pensera, moins les hommes seront malheureux.  Vous verrez de beaux jours, vous les ferez; cette idée égaie la fin des miens."
Voltaire1


Il naît le 17 septembre 1743 à Ribemont, modeste agglomération située entre Saint-Quentin et Laon. Son père, Antoine Caritat de Condorcet, de petite noblesse et capitaine dans un régiment de cavalerie, décède cinq semaines à peine après sa naissance. Sa mère, bigote, l'a voué à la Sainte-Vierge et l'a fait nommer Marie-Jean-Antoine-Nicolas. Jusqu'à l'âge de huit ans, l'enfant est affublé de vêtements de fille. A onze ans, il suit l'enseignement des jésuites à Reims. Bien qu'excellent élève, il gardera de ce séjour au collège le plus mauvais souvenir.


En 1758, il entre comme interne au Collège de Navarre à Paris, qui jouit d'une flatteuse réputation pour la formation scientifique qu'il assure. Sa décision est bientôt prise : il sera mathématicien. Il se lance à corps perdu dans l'étude. En 1765, alors qu'il n'a pas vingt-deux ans, paraît son premier ouvrage : "Du calcul intégral" et, moins de deux ans plus tard, le second : "Du problème des trois corps".
Ses quatre "Mémoires de Turin", traitant de problèmes de mathématique pure, publiés peu après, achèvent de lui assurer une grande notoriété dans les milieux scientifiques.  D'Alembert s'est fait son mentor. En 1769, Condorcet entre à l'Académie des Sciences. Ses maigres revenus le contraignent à adopter un train de vie des plus modestes. Il connaît plus de confort après avoir emménagé dans la grande demeure qu'occupent ses amis Suard, rue Louis-le-Grand. Ils lui ont cédé un petit appartement à l'étage.


Amélie Suard et la compagne de d'Alembert, Julie de Lespinasse, seront pendant de longues années ses confidentes. D'Alembert, Turgot et Voltaire sont ses pères spirituels ; ils lui enseignent trois impératifs qui guideront chacune de ses démarches : le respect de la vérité, la préséance absolue du bien public et une soif inextinguible de justice. D'Alembert le met en rapport avec les plus grands esprits de l'époque, en particulier des philosophes liés à l'Encyclopédie, dont bien sûr Diderot.
Turgot, exemplaire serviteur de l'Etat, s'est pris d'amitié pour lui; il lui sert également de modèle et l'amène à œuvrer sans discontinuer à l'organisation d'une société équitable. Voltaire, qui a pour son jeune disciple une grande affection et une profonde admiration, l'engage à combattre sans relâche l'injustice. Condorcet se livre à un intense effort de réflexion politique, sociale,économique et philosophique.  Il rédige pour l'Encyclopédie plusieurs articles traitant des mathématiques. Ce monumental ouvrage devait au départ n'être qu'une traduction de la "Cyclopaedia" en langue anglaise, d'Ephraim Chambers.
En réalité, l'Encyclopédie de Diderot et d'Alembert, ne s'est pas limitée à inventorier les connaissances de l'époque, mais elle critique ouvertement les structures politiques et religieuses, et prône le recours à la raison. L'audacieuse entreprise n'a pas eu de précédent; elle provoque chez les détenteurs du pouvoir des réactions extrêmement hostiles, mais catalyse dans l'opinion publique un mouvement d'idées qui, quelques décennies plus tard, joueront un rôle déterminant dans la genèse de la Révolution et qui sont encore perceptibles dans la société contemporaine.


Louis XVI, peu après son accession au trône, a nommé Turgot ministre de la Marine.  Condorcet, ravi, submerge son ami de suggestions, toutes plus urgentes l'une que l'autre à ses yeux. Turgot, bien sûr, ne peut y donner suite et tente de modérer les transports de son disciple. C'est à ce dernier, cependant, qu'Edgar Faure donnera raison, deux siècles plus tard, quand il affirmera : "Dans les grandes périodes de charnière, l'impatience, l'exigence, la rigueur forment le véritable réalisme.  C'est dans la toute première période qu'un ministre peut se permettre le plus d'audace.  Les réformateurs ont intérêt à l'offensive, qui surprend l'adversaire, le place tôt devant le fait accompli; c'est le conservatisme qui gagne à la guerre de position2." Nommé peu après contrôleur général des Finances et ministre d'Etat, Turgot charge Condorcet de concevoir une réforme de l'activité scientifique et de se pencher sur le problème irritant que constituent la diversité et la variabilité extrêmes des poids et mesures. Mais les deux hommes sont pris de court quand Turgot doit quitter le ministère et leurs projets ne seront réexaminés qu'après la Révolution.


A partir de 1772, Condorcet s'intéresse au calcul des probabilités. Il est l'un des premiers à proposer l'application de cette science dans les domaines de la politique et de l'économie.  Il fait figure de novateur quand il suggère que les comportements et les activités de l'homme se prêtent à l'analyse par des sciences exactes.  Ce faisant, comme l'affirment les Badinter, "il désacralise l'idée de l'homme" et s'oppose de la façon la plus catégorique aux fondements mêmes de l'idéologie chrétienne3. En 1785, paraît son "Essai sur l'application de l'analyse à la probabilité des décisions rendues à la pluralité des voix."


En toutes circonstances, Condorcet exerce son libre arbitre et remet en question les préceptes moraux en vigueur. Tout comme d'Alembert, mais à l'encontre de Voltaire et de Turgot - et, bien évidemment de Rousseau et de Robespierre - il est athée, jusqu'au bout des ongles.  Il ne croit qu'en la raison. A juste titre, on considère qu'il est de tous les philosophes du siècle des Lumières, le défenseur le  plus acharné du rationalisme.  Compte tenu de son attachement indéfectible à la raison pure et de son rejet de tout mysticisme, il n'a très vraisemblablement jamais adhéré à la Loge. Il est hostile au carcan que la religion fait peser sur la pensée, les échanges d'idées, l'enseignement, le progrès, mais la pratique religieuse en tant que telle ne lui inspire aucune haine : il irait même, tant est grande sa conviction en matière des libertés individuelles, jusqu'à défendre le droit à l'erreur.
Mais l'obscurantisme de l'Eglise l'a rendu foncièrement anticlérical. Il veut soustraire l'enseignement à l'emprise du clergé. Il dénonce l'hypocrisie des dévots et la servilité des prêtres envers le pouvoir, et clame -pour une fois, avec trop d'emphase- tel un prophète de la laïcité naissante : "N'espérez plus de paix : une voix terrible s'est élevée contre vous, elle a retenti d'un bout de l'Europe à l'autre […], votre chute approche, et le genre humain, que vous avez si longtemps infecté de fables, va enfin respirer4."  Comme l'écrivent Elisabeth et Robert Badinter, "l'engagement de Condorcet est total: il [est] bien avant que le concept n'ait cours, un intellectuel engagé5".


La défense de la personne humaine et des droits de l'individu, ainsi que la réforme de la procédure criminelle surannée et barbare, constituent pour lui des objectifs prioritaires. Avec Voltaire, retiré sur ses terres à Ferney, il dénonce l'arbitraire et la violence de la Justice, exige le respect des droits de l'inculpé, s'élève contre la question préparatoire, destinée à forcer l'accusé à avouer, et la question préalable, série de supplices abominables auxquels le condamné est soumis avant d'être exécuté. Sans doute ses efforts auront-ils contribué à l'abolition de la première de ces tortures en 1780, et de la seconde en 1789.  Il s'élève contre l'inégalité de traitement par les instances judiciaires, selon le rang social des personnes passant en jugement et critique ces "institutions d'après lesquelles on [est] quelque chose comme gentilhomme, comme prêtre, comme gradué, comme bourgeois même, et rien quand on n'[est] qu'homme6."


Condorcet est résolument opposé à la peine de mort. Dans sa correspondance avec Frédéric II de Prusse, il prône son abolition, même pour les crimes les plus épouvantables car ce sont ceux-là "précisément pour lesquels les juges sont le plus exposés à condamner les innocents.  L'horreur que ces actions inspirent, l'espèce de fureur populaire qui s'élève contre ceux qu'on en croit les auteurs, troublent les juges, magistrats ou jurés7."  Ailleurs, il affirme : "La possibilité de l'innocence de celui qui est déclaré coupable n'est jamais absolument détruite; par conséquent, toute peine irréparable est injuste8."


Il correspond avec Turgot, qui fut Maître des requêtes au Parlement de Paris, au sujet des réformes à apporter à la justice criminelle. L'un et l'autre ont le même souci d'une justice imprégnée d'humanisme et de transparence. Pour Condorcet, "de toutes les manières d'opprimer les hommes, l'oppression légale" est "la plus odieuse9".

L'affaire du chevalier de la Barre illustre l'engagement, la générosité et le courage de ces quelques hommes dont l'intellect n'avait d'égal que les qualités de cœur.  En 1765, à la suite de la profanation par des inconnus du crucifix sur un pont d'Abbeville, le chevalier de la Barre fut arrêté et, soumis à la question, il avoua avoir chanté des chansons impies et lu des livres interdits, dont le "Dictionnaire philosophique" de Voltaire. Condamné à mort, sans l'ombre d'une preuve, il fut supplicié devant l'église Saint-Wulfram d'Abbeville, en juillet 1766. Après qu'on lui ait arraché la langue et qu'on l'ait amputé de la main droite, il fut décapité. Sa dépouille fut alors brûlée sur le bûcher, en même temps que le "Dictionnaire philosophique". L'affaire eut un grand retentissement en Europe. Voltaire, qui avait alerté l'opinion, chargea d'Alembert et Condorcet de s'employer à la réhabilitation posthume du condamné.


En 1775, Condorcet publie sa "Relation de la mort du chevalier de la Barre". Il souligne qu'aucune loi en France ne prévoyait la peine capitale pour les faits imputés au chevalier, que l'édit contre les blasphémateurs ne condamnait le coupable à avoir la langue arrachée qu'après avoir récidivé de très nombreuses fois, et que le bris d'objets sacrés n'était pas sanctionné de la peine capitale. Sa conclusion est péremptoire : de la Barre a été la victime d'un assassinat judiciaire.  Sa tentative pour aboutir à la révision de l'affaire se solde cependant par un échec en raison de la couardise des juristes consultés. Les lettres de Condorcet concernant cette matière sont signées de lui, ses démarches faites au grand jour, en dépit du risque qu'il court d'être embastillé. Ses efforts aboutissent bien plus tard : fin 1793, très peu de temps avant sa propre mort, la Convention décrète la réhabilitation de la mémoire du chevalier de la Barre.

Dans sa "Réponse au premier plaidoyer de M. d'Eprémesnil", rédigée en 1781 à la suite d'une autre exécution arbitraire, Condorcet se livre à la critique d'"une procédure qui refuse à l'accusé un avocat, qui ne lui permet pas d'avoir connaissance des charges qui pèsent sur lui, des faits qui lui sont reprochés…", une procédure enfin "où l'on compte parmi les moyens de découvrir la vérité, l'usage de briser entre deux planches les jambes d'un accusé10."


Remarquable, Condorcet l'est également par son civisme et son désintéressement. Il écrit à Turgot, alors contrôleur général des Finances : "On dit que l'argent ne vous coûte rien quand il s'agit d'obliger vos amis. Je serais au désespoir de donner à ces propos ridicules quelque apparence de fondement. Je vous prie donc de ne rien faire pour moi dans ce moment, quoique peu riche, je puis attendre quelque temps. […] chargez-moi de m'occuper du travail important de la réduction des mesures et attendez que mon travail ait mérité quelque récompense.11" Chargé avec d'Alembert et Bossut d'améliorer les canaux, Condorcet, tout comme eux, refuse toute rémunération. Issu de la noblesse, mais imprégné des idées de l'Encyclopédie, il est profondément démocrate. Pour lui, le Tiers Etat est le ciment de la nation et c'est cette dernière qui doit accorder tous les pouvoirs. Il méprise la caste des privilégiés "… cette foule brillante et corrompue qui ne connaît de l'administration que l'étiquette de Versailles et qui croit que tout va bien dans le royaume tant que les gens de la cour ont de grosses pensions et les gens d'affaires de bons cuisiniers12."


Son égalitarisme lui dicte de faire preuve d'un féminisme qui ne se démentira jamais. A l'encontre de Rousseau, il considère, tout comme d'Alembert, les femmes comme des égales. Le respect qu'il témoigne à son épouse, malgré tout bien plus jeune que lui, fait qu'il accorde à celle-ci la liberté de différer d'opinions avec lui. Il revendique pour les femmes non seulement le droit à la pensée et l'accès à l'instruction, c.à.d. à l'autonomie, mais également au plein exercice de leurs droits civiques.


Alors qu'un décret de 1760 prévoit la peine de mort ou les galères pour les auteurs et les éditeurs de tout écrit séditieux, il défend avec acharnement la liberté de pensée et d'expression et fait, en ce que cela concerne, l'éloge du peuple américain : "La liberté de la presse est établie en Amérique ; et l'on y regarde, avec juste raison, le droit de dire et celui d'entendre les vérités qu'on croit utiles, comme un des droits les plus sacrés de l'humanité.13" Il s'insurge contre les persécutions dont les protestants sont toujours l'objet.


Si, pour Condorcet, les hommes sont égaux et le peuple souverain, il n'en estime pas moins que seuls les propriétaires doivent pouvoir voter. Le paradoxe pour lui n'est qu'apparent : sa conviction intime est en effet qu'il ne faut pas accorder le droit de vote à des personnes qui n'auraient pas une entière liberté de choix ou qui pourraient même être astreintes à voter à l'encontre de leur conviction. Edgar Faure a très justement souligné à son sujet qu' "il est le libéral typique de son temps dans le secteur politique, de même que Turgot est le libéral typique dans le secteur économique14".


Début 1788, il devient membre de la "Société des amis des Noirs", que viennent de créer Brissot et Clavière.  Il va d'emblée y jouer un rôle de premier plan.  Il mène sans discontinuer campagne contre l'esclavage et la traite des Noirs. Mais ses prises de position constituent une menace pour les intérêts économiques considérables des planteurs des colonies, des armateurs assurant le transport des esclaves, des commerçants et des industriels impliqués dans la manufacture et la vente des produits d'outre-mer. Un puissant groupe de pression fait obstacle à toute modification du statut des esclaves. Condorcet reçoit des menaces de mort. Mais cela n'influe en rien sur son comportement et, faisant preuve de cette cohérence qui le caractérise en toutes choses, il prend également position en faveur de l'octroi de la citoyenneté française aux Juifs. Le texte en faveur de cette émancipation dont il a été un des trois rédacteurs, sera approuvé par l'Assemblée législative en 1791.  L'abolition de l'esclavage dans les colonies sera décrétée par la Convention en février 1794, mais ne sera pas véritablement appliquée et sera annulée par Bonaparte, en 1802.


Tel est cet homme, à la veille du plus grand bouleversement social qu'ait connu l'humanité. Son intelligence et son originalité n'ont d'égal que son humanisme, son courage et sa probité. Le 28 décembre 1786, Condorcet a épousé Sophie de Grouchy, dont il est profondément amoureux. Sophie a vingt-deux ans, il en a quarante-trois. Les époux vont demeurer à l'Hôtel des Monnaies, quai Conti, qui devient aussitôt le lieu de rencontre d'intellectuels tels qu'Adam Smith, Beccaria, Anacharsis Cloots, David Williams, Thomas Jefferson, Thomas Paine, André Chénier, Chamfort, La Fayette, Beaumarchais, d'autres encore.  Sophie partage ses idées, ses combats. Condorcet est parfaitement, absolument heureux. Un court instant, car la tourmente s'annonce.


En 1787, est créé le Parti national, rassemblement hétéroclite puisqu'il réunit de grands seigneurs, des économistes, des magistrats, des philosophes, unis par leur aversion pour les abus, l'arbitraire et leur détermination à mettre un terme aux privilèges. Condorcet fait partie du comité directeur, aux côtés de La Fayette, Mirabeau, Sieyès et d'autres.  Ils exigent la convocation des Etats généraux, qui n'ont plus siégé depuis près d'un siècle et demi, et la promulgation d'une constitution. Leur action contribue indubitablement à la convocation de cette assemblée, qui est annoncée le 27 décembre 1788. Condorcet, évidemment, ne peut rester passif.  Durant l'automne 1788 et les premiers mois de 1789, il publie consécutivement les "Idées sur le despotisme", puis une "Déclaration des droits".


Condorcet n'a pas réussi à se faire élire aux Etats généraux, mais durant le printemps 1789, il en suit assidûment les travaux et rédige de multiples propositions concernant l'abolition des privilèges en matière d'impôts, la réunion annuelle de l'Assemblée, la réforme de la procédure criminelle, la liberté de la presse, du commerce et de l'industrie. Ses propositions ne suscitent cependant aucun écho.


Le 9 juillet 1789, l'Assemblée se déclare être Assemblée constituante.
Le 14, le monde bascule. La foule prend d'assaut la Bastille. Le 17, le souverain se rend à l'Hôtel de Ville de Paris et arbore à son chapeau la cocarde tricolore.  Bien qu'il se trouve dans la capitale, Condorcet ne joue aucun rôle dans le mouvement insurrectionnel. Le 15 et le 18, il assiste aux séances de l'Académie des sciences !


Le 18 septembre, il est élu à l'assemblée de la Commune de Paris, nouvellement créée.  La situation politique est très instable. La disette menace.  Les aristocrates émigrent. Le 5 octobre, Louis XVI et ses proches sont contraints par une foule menée par quelques agitateurs de quitter Versailles et de se rendre, sous la pluie, à l'Hôtel de Ville de Paris, qu'ils n'atteignent que dans la soirée. Le roi est reçu dans la Grande-Salle ; Condorcet est présent et assiste à l'humiliation du monarque. La famille royale, dorénavant, résidera à Paris, devenu le véritable centre du pouvoir.
Le 3 novembre, Condorcet est élu Président de la Commune. Il se dépense sans compter, prend toutes les initiatives; son influence n'a jamais été aussi grande, mais c'est la Constituante -et non la Municipalité- qui détient les rênes du pouvoir. Ses propositions en matière de découpage territorial, en particulier en ce qui concerne le département autour de la capitale, ne sont pas retenues. Malgré cet échec, Condorcet marque son soutien à l'action de la Constituante qui - réformant la procédure criminelle - a aboli la torture, reconnu les droits de la défense et instauré la publicité des débats. D'ailleurs, il exerce une grande influence sur certains membres de l'Assemblée nationale, dont Sieyès, le duc de la Rochefoucauld-Liancourt, le comte de Montmorency.


Son appartenance déclarée aux patriotes lui vaut l'inimitié de très nombreux aristocrates. Parmi les premiers, il a adhéré au Club des amis de la Constitution, qui a son siège au couvent des Jacobins, et dont Cabanis, Chamfort, Laclos et Camille Desmoulins, entre autres, font également partie. En avril 1790, il crée avec Sieyès, La Fayette et Mirabeau la "Société de 1789". Mais ce club, qui devait devenir un lieu de réflexion politique, ne répond pas aux intentions premières et Condorcet - tout comme Mirabeau, Sieyès et Talleyrand - cesse bientôt d'y collaborer.


Condorcet n'a pas les qualités d'un tribun, n'est pas grand orateur, et exècre les démagogues. Il n'est donc pas étonnant qu'il ne subjugue pas les foules. Son influence diminue au sein de la Municipalité. En août 1790, il n'est pas réélu ; il cesse en outre d'être inspecteur des Monnaies et doit quitter l'appartement du quai de Conti. Il n'est plus qu'académicien. Ne pouvant agir, il écrit. Il dénonce le danger d'inflation inhérent à l'émission massive d'assignats sans couverture réelle et propose un impôt sur la fortune. Il s'est distancié de La Fayette avec lequel il n'entretiendra bientôt plus aucun rapport.


En avril 1791, Condorcet est nommé par Louis XVI comme un des six administrateurs de la Trésorerie. L'acceptation de cette nomination constitue une faute politique pour quelqu'un qui a toujours considéré que seule l'élection à un poste confère un caractère légitime à l'exercice de la fonction. Le contexte politique s'est encore compliqué ; les patriotes se divisent et les affrontements se multiplient entre factions rivales. Condorcet, partagé entre elles, tente par ses écrits de les rassembler, mais les événements à nouveau se précipitent.


Dans la nuit du 20 au 21 juin 1791, Louis XVI et sa famille se sont enfuis.  Ils sont arrêtés le soir-même, à Varennes. Condorcet considère que le maintien du monarque au pouvoir constitue une menace pour les acquis de la Révolution.  Il demande que soit proclamée la République, alors que Danton et Robespierre font preuve d'un attentisme prudent. Le 8 juillet 1791, il prononce un discours sur la république au Cercle social, devant un public attentif. Tant les monarchistes que la gauche le critiquent durement.


Dans "L'Ami du Peuple", Marat traite Condorcet d'hypocrite "qui veut allier les contraires".
L'attaque est d'autant plus infâme que Condorcet, deux mois auparavant, avait violemment protesté contre l'interdiction de parution faite à "L'Ami du Peuple" par la municipalité de Paris.
A cette occasion, il avait écrit : "Ce n'est point parce que l'ouvrage prohibé est bon ou mauvais, c'est parce qu'il est prohibé d'avance, qu'une injonction comme celle de la police est à la fois une violation de la Déclaration des droits et un attentat contre la liberté.  Convaincu que celle de la presse est la seule barrière dont la tyrannie la plus adroite ne puisse se jouer, qu'il me soit permis de prendre ici l'engagement de dénoncer, non à l'accusateur de tel ou tel arrondissement, mais à la France, mais à l'Europe, toutes les atteintes qu'un pouvoir quelconque essaiera de porter à ce bouclier sacré de nos droits15."
La prise de position de Condorcet en faveur de la République force l'admiration d'Elisabeth et de Robert Badinter, qui affirment : "A ce moment crucial pour la Révolution, alors que ses chefs trahissent ou se dérobent, se lève un homme seul, le dernier des Encyclopédistes, l'ami de Voltaire et d'Alembert, l'incarnation de l'esprit des Lumières qui ont éclairé ce XVIIIe siècle finissant. Et cet homme proclame haut et fort que la liberté est républicaine16." A ce moment particulier de l'Histoire, le philosophe livre une analyse des événements et une définition de la marche à suivre infiniment plus correctes que celles de ses contemporains exerçant d'importantes fonctions politiques. Condorcet, Paine et du Chastellet vont s'employer à rallier l'opinion.


Au début du mois de juillet, paraît le premier numéro du "Républicain". Au même moment, cependant, l'Assemblée décrète l'inviolabilité du Roi.  Barnave prend Condorcet à partie : "Vous n'avez pas senti que si, par l'effet d'une passion, la Nation pouvait détruire la royauté, elle pourrait, par une autre passion, détruire la République pour établir la tyrannie17."  Condorcet est l'objet d'un torrent d'invectives et d'allégations mensongères. Le "Républicain" cesse déjà de paraître fin juillet, après quatre numéros. Condorcet, entre-temps, a rompu définitivement avec La Fayette qui, le 17 juillet, à la tête d'un bataillon de la garde nationale, a fait tirer sur la foule assemblée au Champ-de-Mars.


Peu de temps après que la Prusse ait déclaré la guerre à la France, au début de l'été, Condorcet adresse cet avertissement au roi : "Par quelle fatalité, Sire, n'avons-nous pour ennemis que des hommes qui prétendent vous servir ? Par quelle fatalité sommes-nous obligés de douter si ces ennemis de la France vous servent ou vous trahissent ? Les familles des rebelles de Coblentz remplissent votre palais, les ennemis connus de l'égalité et de la constitution forment seuls votre cour, et l'on chercherait en vain auprès de vous un homme qui eût servi la cause de la liberté ou qui ne l'eût pas trahie. […] La nation vous demande une dernière fois de vous unir à elle pour défendre la constitution et le trône18"


Le 26 septembre 1791, Condorcet est élu à l'Assemblée législative. L'accueil dithyrambique que lui fait Pastoret, qui préside, reflète la considération dont il jouit encore dans de nombreux milieux : "Vous fûtes, Monsieur, un des plus illustres prophètes (de la liberté) et vous serez un des plus ardents défenseurs de la constitution française. S'il est parmi nous des citoyens qui ont paru redouter quelques unes de vos opinions politiques, leur crainte même fut une sorte d'hommage rendu à l'influence de votre gloire […]  Celui qui est en Europe le premier magistrat de la raison ne peut manquer de défendre une constitution qui purgera la France de tant d'erreurs19". Mais, dans "L'Ami du Peuple", Marat l'insulte.


Au cours de l'automne, Condorcet se prononce à l'Assemblée pour le droit d'émigrer, mais non aux fins de fomenter des troubles, et propose que les émigrés prêtent le serment civique. Partisan du respect des droits de chacun, il s'oppose à l'obligation pour le clergé de s'assermenter. Il prône une totale liberté du culte. Mais il suggère que la tenue des actes de naissance, de mariage et de décès soit confiée à l'autorité civile. On ne le suit pas. Son isolement, d'ailleurs, ne fait qu'augmenter en raison des divergences de vues qui le séparent de nombreux anciens amis. Il rompt avec le duc de La Rochefoucauld. Avant la Révolution déjà, il s'était distancié des Suard qui lui reprochaient d'avoir critiqué leur protecteur, le banquier et ministre Necker.


A partir de novembre 1791, Condorcet assure les comptes-rendus parlementaires de la "Chronique de Paris". Etienne Dumont commente cette activité journalistique comme suit : "Sa chronique était faite avec beaucoup d'art. La Cour n'avait point de plus grand ennemi; ses attaques étaient d'autant plus dangereuses qu'elles avaient un ton de finesse, de bienséance, de calme, qui faisait plus d'impression sur la société que les insultes virulentes de Brissot et des Jacobins.20"


Condorcet partage les sentiments belliqueux des Girondins qui croient pouvoir résoudre les problèmes de politique intérieure en menant la guerre contre des puissances étrangères. Il est extraordinairement naïf quand il déclare que la France ne portera pas atteinte à la liberté d'un autre peuple et que ses soldats se comporteront de façon irréprochable envers les sujets des régions occupées. Son intervention devant l'Assemblée, le 29 décembre 1791, est - pour une fois - fort bien reçue car elle est conforme aux sentiments qui animent la plupart de ses collègues.  Robespierre fait preuve de plus de perspicacité quand, presque seul à gauche, il s'oppose catégoriquement à la guerre. Il sait que si la France est victorieuse, elle risque une dictature militaire et que, si elle est vaincue, la Révolution sera balayée par les coalisés étrangers et l'absolutisme ré-instauré. L'incorruptible veut que la priorité soit accordée à la lutte sur le front intérieur, où la situation ne fait qu'empirer.  Le 2 janvier 1792, la France adresse un ultimatum à l'Autriche.


Condorcet intervient fréquemment à l'Assemblée.  En janvier 1792, il suggère que les ministres obtiennent dorénavant la confiance de cette instance parlementaire. En février, il expose le texte d'une "Adresse aux Français" dans laquelle il traite notamment de la création d'un "système fraternel de secours publics". En mars, il présente un plan d'assainissement financier et propose l'organisation d'un système d'épargne et de mutuelle.
Le 20 avril, enfin, en tant que rapporteur du Comité d'Instruction publique (dont fait également partie Joseph Fouché), il tente de présenter à l'Assemblée le plan entièrement neuf et cohérent qu'a conçu le Comité, sous sa direction. Son préambule est sans équivoque : "L'instruction publique est un devoir de la société à l'égard des citoyens", sans distinction de classe ni de sexe.  Il prévoit un enseignement primaire d'une durée de quatre ans auquel auraient accès tous les enfants, ensuite un enseignement du second degré donné dans des internats nationaux, suivi de celui du troisième degré prodigué dans des instituts, et d'un enseignement supérieur qu'assureraient des lycées (comparables à nos universités). L'ensemble serait chapeauté par une "Société Nationale des Sciences et des Arts", qui aurait une fonction régulatrice.  Un enseignement technique permanent est prévu pour les travailleurs. L'instruction doit être gratuite, dénuée du moindre dogmatisme et donc n'être assujettie à aucune autorité religieuse.


Les bases de l'école laïque sont ainsi jetées. Pour Condorcet, il faut éliminer toute entrave à l'exercice du libre arbitre car "tant qu'il y aura des hommes qui n'obéiront pas à leur raison seule, qui recevront leurs opinions d'une raison étrangère, en vain toutes les chaînes auraient été brisées, en vain ces opinions de commande seraient d'utiles vérités : le genre humain restera partagé en deux classes, celle des hommes qui raisonnent et celle des hommes qui croient, celle des maîtres et celle des esclaves21." Mais un concours de circonstances des plus fâcheux fait que Condorcet ne parvient à lire que les premiers feuillets de ce rapport important entre tous, car le même jour, Louis XVI doit venir proposer à l'Assemblée de déclarer la guerre à l'Autriche. A l'arrivée du souverain, Condorcet est contraint de lui céder la tribune. Le lendemain, il termine la lecture de son rapport sur l'Instruction, pour lequel l'Assemblée fait preuve d'un intérêt mitigé. Il ne verra pas l'aboutissement de son projet. Ce n'est que le 25 octobre 1795 que la Convention vote une loi reprenant les grandes lignes du rapport qu'il a rédigé et qui sera à la base du système d'enseignement mis en place trois quarts de siècle plus tard, par la Troisième République.


La guerre accentue encore les dissensions. Avec une fréquence croissante, Condorcet est attaqué par les partisans de la Montagne. Marat, Chabot et Robespierre s'acharnent contre lui. Leur conception de la société est à l'opposé de la sienne. Alors que ces hommes ont appartenu à diverses reprises à une même mouvance, leur dissentiment est maintenant irréductible. Tout en l'Incorruptible répugne à Condorcet, qui écrit à son sujet : "Robespierre prêche, Robespierre censure, il est furieux, grave, mélancolique, exalté à froid, […], il tonne contre les riches et les grands, il vit de peu et ne connaît pas les besoins physiques, il n'a qu'une mission, c'est de parler, et il parle toujours; […] il a tous les caractères non pas d'un chef de religion, mais d'un chef de secte; il s'est fait une réputation d'austérité qui vise à la sainteté, il monte sur les bancs, il parle de Dieu et de la providence.  […] Robespierre est un prêtre et ne sera jamais que cela.22"


L'aversion est réciproque. Robespierre voit en Condorcet un survivant de l'Ancien Régime abhorré et ne tolère pas que le ci-devant marquis lui fasse la leçon.
Janine Bouissounouse résume bien le conflit quand elle écrit : "Déiste fervent, Robespierre ne peut tolérer une forme de pensée absolument libre, qui a rejeté tout dogmatisme, qui remet perpétuellement tout en question23."  Robespierre, selon ce même auteur, est partisan d'une "société immuable, idéale, pétrifiée dans sa perfection24"; s'il instaure le régime de la Terreur, c'est - toujours pour Bouissounouse - "pour faire régner la vertu24". Elle voit dans le jacobinisme le précurseur du totalitarisme impérial et des régimes autoritaires du XXe siècle, fascistes ou communistes.


Le 25 avril, devant les Jacobins, Brissot fait l'apologie de Condorcet. Les partisans de Robespierre, dont Camille Desmoulins, prennent Brissot durement à partie. Le lendemain, dans la "Chronique de Paris", Condorcet les critique vertement à son tour.  Il affirme dans son article que "deux classes d'hommes menacent notre liberté. L'une est celle des gens qui ont besoin de gouverner, d'intriguer et de s'enrichir; l'autre, celle des gens qui ont besoin de se faire acheter. Les uns se chargent d'ameuter les riches, les autres d'agiter le peuple. […]  Tous s'accordent à calomnier, à dénoncer les mêmes amis de la liberté […]  Agents des mêmes chefs, payés du même trésor, trahissant également …25"


L'accusation, en fait, n'est pas fondée, car Robespierre et ses adeptes ne sont bien évidemment pas à la solde de la Cour. L'Incorruptible ne pardonnera pas l'affront. Le 1er juin, il attaque Condorcet nommément, lui reprochant d'avoir été républicain prématurément ! Tout l'été, Condorcet est l'objet de nouvelles violences verbales de la part de Marat et de Robespierre. Cela contribue sans doute à lui faire prendre position en faveur des Girondins dans ses articles, dans la "Chronique de Paris".


Le 19 juin, Condorcet propose que l'Assemblée décrète que les titres de noblesse déposés dans les archives publiques soient brûlés, afin de démontrer le caractère irréversible de la Révolution. Il dénonce "la vanité de cette caste". Peu après, Catherine II et Frédéric-Guillaume II de Prusse donnent l'ordre d'exclure Condorcet des académies de Pétersbourg et de Berlin.


Le 1er août, le manifeste du duc de Brunswick qui menace des pires sanctions quiconque se rendrait coupable de la moindre violence, du moindre outrage à l'égard de Louis XVI ou de ses proches, provoque la plus vive des réactions dans l'opinion.  De divers côtés on exige la destitution du souverain. C'est également le point de vue de Condorcet qui estime que seule cette mesure peut encore prévenir l'insurrection.  Cette dernière commence dans la nuit du 9 au 10 août; le 10, le château des Tuileries est pris d'assaut par la foule. Danton est élu ministre de la Justice.  L'Assemblée législative va devoir céder la place à la Convention. A Paris, la Commune détient le pouvoir.  Des bandes armées se livrent à des massacres. Le 13 août, la Commune se fait remettre Louis XVI et la famille royale, et les emprisonne au Temple. Dans les jours qui suivent, Robespierre obtient de l'Assemblée que soient créées des juridictions d'exception, statuant souverainement et sans appel.


Le conflit entre la Commune de Paris et l'Assemblée redouble d'acuité, tandis que Robespierre ne fait plus mystère de son intention de contrôler la Convention.  Entre le 2 et le 7 septembre, des milliers de personnes sont massacrées dans les prisons et les couvents de Paris. Dans son article dans la "Chronique de Paris" du 4 septembre, Condorcet avance timidement, honteusement : "Nous tirons le rideau sur les événements." Ce n'est que le 9 septembre, alors que le sang a cessé de couler, qu'il dénonce enfin "ces crimes obscurs et sans objet."


Condorcet est élu à la Convention par cinq départements. Le 21 septembre, la Convention tient sa première réunion dans la Salle du Manège, où siégeait déjà l'Assemblée législative. Elle décrète d'emblée, à l'unanimité, que la royauté est abolie. Le 11 octobre, Condorcet, Sieyès, Brissot, Pétion, Vergniaud, Gensonné, Thomas Paine, Barère et Danton sont désignés comme membres du Comité de Constitution; Condorcet y remplit la fonction de rapporteur. Le 21 octobre, il prend une initiative pour le moins originale, quand il déclare que le comité "… n'était pas appelé à préparer un code de lois seulement pour la France, mais pour tout le genre humain" et que "tout citoyen qui aurait conçu des plans et acquis des idées neuves sur l'organisation sociale, devenait par là même un de ses membres26." La Convention emboîte le pas au Comité et invite illico "les amis de la Liberté à communiquer en toutes les langues, au Comité de Constitution, les idées propres à servir de matériaux pour la Constitution française.26"


Le 13 novembre 1792 débute le procès de Louis XVI. Condorcet ne doute pas de la culpabilité de ce dernier, mais il a exprimé à plusieurs reprises son opposition à la peine capitale. Dans la "Chronique de Paris" il prend donc position : "Peut-être serait-il digne de la France victorieuse à la fin du XVIIIe siècle de donner au monde un autre spectacle que celui d'un roi condamné à périr sur l'échafaud pour des crimes dont les rois sont plus ou moins coupables.27" Et ailleurs, il renchérit : "Dans une cause où une nation entière offensée est à la fois accusatrice et juge, c'est à l'opinion du genre humain, c'est à celle de la postérité qu'elle doit compte de sa conduite. Elle doit pouvoir dire : Tous les principes généraux de jurisprudence, reconnus par les hommes éclairés de tous les pays ont été respectés. Elle doit pouvoir défier la partialité la plus aveugle de citer aucune maxime d'équité qu'elle n'ait observée; et quand elle juge un roi, il faut que les rois eux-mêmes, dans le secret de leur conscience, soient forcés d'approuver sa justice28." Cette conviction, sous-tendue d'un souci d'équité, s'oppose à celle de Danton, qui aurait affirmé : "Nous ne voulons pas juger le roi, nous voulons le tuer." 
C'est également la thèse de Saint-Just, de Robespierre, de Marat, et la revendication de la populace, qui, par l'exécution du souverain, veulent marquer qu'il n'y aura pas de retour en arrière.  Et, c'est cette thèse-là qui l'emporte, lors du vote de l'Assemblée, le 17 janvier 1793.  Quatre jours plus tard, Louis XVI est guillotiné. Le conflit entre Montagnards et Girondins prend aussitôt une tournure aiguë, malgré la nécessité de l'union face au péril étranger.


Le 15 février 1793, Condorcet, Barère et Gensonné présentent à la Convention la Déclaration des droits et le projet de constitution rédigés par le comité.  Ils énumèrent les principes sur lesquels se fonde ce texte : raison et justice, égalité et liberté, droit des citoyens et souveraineté populaire, unité et indivisibilité de la République, prédominance du législatif sur l'exécutif. Comme le soulignent les Badinter, le texte a le grand mérite de créer un lien solide entre l'acquisition de l'instruction et l'exercice de la démocratie.
Son caractère minutieux à l'extrême et sa complexité, mais surtout le recours constant à la consultation de la population qu'il prône, en constituent les principaux défauts. Cette consultation par trop fréquente aurait en effet pour résultat de paralyser la vie politique et de favoriser les tendances démagogiques.
Le projet est on ne peut plus froidement reçu.  Les Montagnards le dénoncent et veulent en élaborer un qui leur soit propre. Le 6 avril 1793 un Comité de Salut public de neuf membres est constitué. Le 29 avril, la Convention rejette le projet de constitution conçu par Condorcet; peu après elle désigne un nouveau Comité de constitution composé de cinq Montagnards dont Hérault de Séchelles, Couthon et Saint-Just.


Le 2 juin, vingt-neuf membres de la Convention, tous Girondins, sont exclus et arrêtés à leurs domiciles. Condorcet, qui a combattu certaines initiatives de la Gironde, marque sa solidarité avec les vaincus. Il va lutter avec eux pour tenter d'empêcher l'instauration de la dictature. Il ne paraît plus à la Convention.  Avec Sieyès et Duhamel, il fonde le "Journal de l'Instruction Sociale", qui dénonce les agissements de certains personnages qui s'arrogent le pouvoir. Le 24 juin 1793, le projet de constitution élaboré par Hérault de Séchelles et consorts est approuvé par la Convention.  Condorcet est ulcéré ; selon lui, la Révolution est en danger.
Il rédige une "Lettre aux Citoyens français sur la nouvelle constitution". Dans celle-ci, il dénonce les démagogues qui attisent les passions de la populace, mais commet l'erreur de les accuser de préparer le retour de la monarchie et la division de la France. Ces accusations, sans le moindre fondement, vont causer sa perte. Imprimé clandestinement, cet écrit anonyme est diffusé dans les départements.
Mais l'auteur est très rapidement identifié. Le 8 juillet, la Convention réclame l'arrestation de Condorcet. Celui-ci, qui se trouve dans sa maison de campagne à Auteuil, est prévenu à temps et s'enfuit. Il se réfugie chez Mme Vernet, une veuve qui réside au 21 de la rue des Fossoyeurs, à Paris. Il s'y terre sans interruption jusqu'au 25 mars 1794. Sa logeuse est une femme admirable, d'un courage inouï, car en hébergeant un proscrit, elle assume un risque considérable.  Jamais elle n'acceptera la moindre rémunération de sa part, de sa veuve ni de sa fille. Dans cette simple demeure logent également le géomètre Sarret et Marcoz, député suppléant à la Convention et Montagnard de conviction. Tous deux sont au courant de l'identité du fugitif et, comme leur logeuse, le protègent. Condorcet devrait se tenir coi. Au lieu de cela, il publie une "Lettre à la Convention nationale", dénonce la tyrannie, la violation des libertés, la persécution des authentiques républicains, cite nommément Robespierre.  Il affirme : "Quand la Convention nationale n'est pas libre, ses lois n'obligent plus les citoyens."


Il entame la rédaction d'un texte connu depuis comme son "Fragment de justification", mais il l'abandonne à l'instigation de Sophie, qui lui rend visite quand elle peut, pour rédiger son "Esquisse d'un tableau historique des progrès de l'esprit humain". L'entreprise le libère des dramatiques contingences et l'élève au-dessus du débat politique qui lui est devenu insupportable. Il reconquiert une sérénité qui, jusqu'à son trépas, ne lui fera quasi jamais plus défaut.


Il travaille au lit, enveloppé dans une couverture. Son ouvrage, résolument antireligieux, met en exergue les réalisations scientifiques et les idéaux de tolérance et de liberté propres à la deuxième moitié du XVIIIe siècle. Il reprend la principale thèse des Encyclopédistes selon laquelle les progrès de l'esprit humain amèneront ceux de la condition humaine. Il annonce la venue du jour où la généralisation de l'instruction mettra un terme à la servitude. Comme l'ont souligné Elisabeth et Robert Badinter, c'est "un acte de foi dans la perfectibilité" du genre humain29. Condorcet s'est libéré de tout esprit de vengeance alors qu'au dehors la Terreur règne. Marie-Antoinette est exécutée, puis Bailly, puis Philippe-Egalité, puis les Girondins, puis Danton. Le Tribunal révolutionnaire a condamné Condorcet à mort, par contumace.  Pour ne pas la compromettre, il veut quitter le refuge que Mme Vernet lui procure, mais cette dernière s'y oppose. Tous ses biens ont été saisis. Sophie, pour subvenir à ses moyens, ceux de sa fille, de sa sœur, de santé fragile, et de sa vieille gouvernante, peint des miniatures. Elle lui témoigne son affection, lui fournit de quoi se vêtir et se chausser, l'encourage à surmonter l'épreuve. Condorcet s'est remis aux mathématiques.


Au début de l'année 1794 lui parvient une lettre de son épouse lui annonçant que, comme tant d'autres, elle va devoir demander le divorce. Elle le fait la mort dans l'âme, afin de sauvegarder les intérêts d'Eliza, leur fille. Les deux phrases qui suivent éclairent l'esprit de la décision prise par Sophie : "Cette séparation apparente, tandis que mon attachement pour toi, les liens qui nous unissent sont indissolubles, est pour moi le comble du malheur. […]  Il m'est impossible de t'exprimer ce que me coûtera ce sacrifice.30" La demande en divorce est présentée à la municipalité d'Auteuil le 14 janvier 1794 ; il ne sera prononcé que quatre mois plus tard, après le décès de Condorcet. Les visites que ce dernier recevait se sont espacées, puis interrompues. Personne n'ose plus se rendre à la rue des Fossoyeurs.


Au lendemain de la Terreur, la jeune et séduisante Mme de Condorcet aura des amants. Mais faut-il dès lors douter de la sincérité du propos qu'elle tenait antérieurement ? Indubitablement, elle a éprouvé un tendre sentiment pour l'homme qui l'avait associée à chacune de ses entreprises, à son existence même.


Après avoir achevé son "Esquisse", Condorcet rédige son dernier ouvrage, un petit manuel ayant pour titre "Moyens d'apprendre à compter sûrement et avec facilité", à l'usage des élèves des écoles primaires. Est-il conscient que sa fin est proche, quand il recommande qu'Eliza "soit élevée dans l'amour de la Liberté, de l'Egalité, dans les mœurs et vertus républicaines"?

Le 24 mars 1794, le jour-même où Hébert et les ultra-révolutionnaires périssent sur l'échafaud, Condorcet reçoit des indices concernant une fouille imminente du domicile de Mme Vernet. Il confie ses papiers à Sarret. Le 25 mars, il s'enfuit. Il a en poche son rasoir, un petit couteau, une paire de ciseaux, un porte-crayon en argent, un ouvrage d'Horace.

Son intention est de se rendre d'abord chez ses amis Suard, à Fontenay-aux-Roses. Sarret l'accompagne un bout de chemin, puis regagne la rue des Fossoyeurs.  Les Suard sont absents. Condorcet, qui s'est fait éconduire par la servante, passe la nuit dissimulé dans une carrière. Blessé à une jambe, il se représente au domicile de ses anciens amis, qui ne sont toujours pas rentrés. Après une deuxième nuit passée à la belle étoile, il trouve enfin les Suard chez eux. Le maître de maison lui permet de se reposer quelque peu et de se restaurer, mais lui signifie ne pouvoir l'héberger.


Condorcet, alors, fait part à Suard de ses ultimes recommandations : il est question de Sophie, d'Eliza, d'un de ses manuscrits traitant du calcul intégral, d'un autre de d'Alembert. Puis, il reprend son errance.
Quelques heures plus tard, il est interpellé dans un cabaret de Clamart-le-Vignoble et est incarcéré à la prison de Bourg-Egalité (agglomération connue auparavant et par après sous le nom de Bourg-la-Reine). Le lendemain, 29 mars 1794, le geôlier le trouve mort, allongé sur le sol de sa cellule, la face contre terre, les bras le long du corps. S'est-il suicidé, comme l'a fait du Chastellet, à l'aide d'un poison que lui aurait procuré son parent, le médecin Georges Cabanis ? C'est la thèse que Lamartine fit sienne31, et qui est la plus plausible.  D'autres pensent à une défaillance cardiaque, à une hémorragie cérébrale … Il est inhumé dans la fosse commune du cimetière de Bourg-Egalité, sous le nom de Pierre Simon, qu'il a déclaré être le sien au cours de son interrogatoire.


Le cimetière a été exproprié en 1820, puis vendu et bâti. Les ossements déterrés ont été transférés dans un ossuaire à ciel ouvert, dans le cimetière de la rue de Bièvre. On a perdu toute trace des restes du philosophe. Depuis 1989, un tombeau vide, au Panthéon, à Paris, commémore la vie et la pensée du plus intègre, du plus brillant, du plus attachant des hommes.


Bibliographie


- Elisabeth et Robert Badinter,  Condorcet - un intellectuel en politique.  Paris, Fayard, 1989, 660 p.
- Janine Bouissounouse,  Condorcet - Le philosophe dans la Révolution.  Paris, Hachette, 1962, 320 p.


Notes

1.    Voltaire, Recueil des lettres - Correspondance générale, t. X, Imprimerie de la Société Littéraire - Typographique, 1785, pp. 384 - 385 : Lettre à M. le Marquis de Condorcet,  11 octobre 1770.
2.    E. Faure, La disgrâce de Turgot, Gallimard, 1961, p. 78.
3.    E. et R. Badinter, Condorcet - Un intellectuel en politique, Fayard, 1988, p. 192.
4.    Condorcet, Lettres d'un Théologien, Œuvres, t. V.
5.    E. et R. Badinter, op. cit., p. 60.
6.    Condorcet, Réflexions d'un citoyen non gradué sur un procès très connu,  Œuvres, t. VIII.
7.    Condorcet, Lettre à Frédéric II, 19 septembre 1785.
8.    voir (5).
9.    Turgot, Œuvres, Schelle, I - III, p. 516.
10.    Condorcet, Réponse au premier plaidoyer de M. d'Eprémesnil, Œuvres, t. VII.
11.    Condorcet, Lettre à Turgot, 16 mars 1775.
12.    Condorcet, Réflexions sur le commerce des blés.
13.    Condorcet, De l'Influence de la Révolution d'Amérique sur les opinions et la législation de l'Europe, Œuvres, t. VIII.
14.    E. Faure, La disgrâce de Turgot, 1961, cité par J. Boissounouse, Condorcet - Le philosophe dans la Révolution, Hachette, 1962, p. 77.
15.    Le Patriote français, 13 juillet 1791.
16.    E. et R. Badinter, op. cit., p. 331.
17.    Gazette de Paris, 17 juillet 1791.
18.    J. Bouissounouse, op. cit., p. 219.
19.    L. Cahen, Condorcet et la Révolution française.  Slatkin Reprints, Genève, 1970.
20.    E. Dumont, Souvenirs sur Mirabeau et sur les deux premières législatives.  Presses Universitaires de France, 1951.
21.    Condorcet, Rapport et projet de décret sur l'organisation générale de l'Instruction publique, Œuvres, t. VII, pp. 455 - 456.
22.    Chronique de Paris, 9 novembre 1792.
23.    J. Bouissounouse, op. cit., p. 237.
24.    J. Bouissounouse, op. cit., p. 240.
25.    Chronique de Paris, 26 avril 1792.
26.    Chronique de Paris, 21 octobre 1792.
27.    Chronique de Paris, 7 novembre 1792.
28.    Condorcet, Opinion sur le jugement de Louis XVI, novembre 1792.
29.    E. et R. Badinter, op. cit., p. 591.
30.    Lettre citée par L. Cahen, op. cit., p. 571.
31.    A. de Lamartine, Histoire des Girondins, t. IV, Paris, Hachette et Cie / Fourne, Juvet et Cie / Paguerre, 1871, p. 187.


ÉRASME ET LA CHEVALERIE


Jean-Pierre VANDEN BRANDEN
Conservateur Honoraire de La Maison d'Erasme
et du Béguinage d'Anderlecht


Dans les temps passés, le roturier en relation avec des nobles, pouvait mille fois ressentir l’infranchissable fossé qui séparait les classes sociales.
Il suffisait d’avoir dû quémander, d’avoir été humilié ou moqué, d’avoir été éclaboussé par leur morgue, exprimée ou non, ou tout simplement d’avoir imaginé leur mépris, pour conclure - ce qui deviendra presque un adage pour les humanistes - que la vraie noblesse ne réside pas dans les titres mais dans la vertu.
Érasme, savant pauvre, lettré longtemps impécunieux, payé chichement par quelque ecclésiastique de haut rang ou quelque hobereau ignare qui lui faisait écrire des missives en bon latin, a sans doute souffert non seulement de sa bâtardise mais aussi de ses origines plébéiennes car il a tenu, à l’égard de la noblesse, des propos sévères. «Celui-là seul est véritablement noble qui s’est illustré par son mérite personnel»1 est une de ses phrases qui résume bien sa pensée.
Celle-ci pourrait paraître quelque peu réductrice mais l’auteur précise qu’«il y a trois sortes de noblesse, l’une qui tient au hasard de la naissance, la deuxième issue de la connaissance des disciplines libérales, la troisième provenant d’une vertu exceptionnelle et de grands services rendus à l’Etat. Il est évident que, parmi les nobles, le plus noble est celui qui a couvert ce cercle en sa totalité». Il dit aussi : «Je ne mets au rang des nobles, ni ceux qui s’entourent le cou de cordons d’or, (une allusion évidente aux chevaliers de la Toison d’Or) ni ceux qui ornent les murs et la pièce d’accueil de leur demeure de portraits d’ancêtres, mais ceux qui, par l’érudition, la conduite, l’éloquence, non seulement illuminent leur patrie et leurs compatriotes, mais aussi les renforcent».2


Le mot «véritable» revient souvent sous sa plume, aussi bien dans le contexte nobiliaire qui nous intéresse ici, que dans celui de la piété et de la «vera theologia». Il exprime son besoin d’authenticité, de rigueur, d’honnêteté et son refus des faux-semblants, de l’hypocrisie et du mensonge. Il a toujours eu, en effet, horreur de la tartufferie.
Ce qu’il apprécie chez les êtres humains, ce ne sont pas leurs titres mais leur dignité acquise par le travail, l’éducation et un effort constant sur soi-même. Le monde chevaleresque - qu’il connaît bien - le déçoit puisque le prestige dont ce dernier se glorifie n’a pas été acquis par le mérite et que, se sentant au-dessus des contraintes morales conçues pour le petit peuple, les mœurs de ses représentants sont déplorables et leur instruction très lacunaire.
Il est vrai que la chevalerie s’est plus distinguée sur les champs de bataille que dans les bibliothèques et qu’il vaut mieux y manipuler l’épée et le bouclier que la plume et l’encrier.


Dans deux de ses colloques, il aborde ce problème sans ambiguïté.  Dans «La chose et le mot»3, il affirme d’une part que «certains ont hérité leur noblesse de leurs ancêtres, d’autres l’achètent contre argent, d’autres enfin se l’arrogent purement et simplement»,  et, d’autre part, que le noble «ne fait rien qui vaille, s’habille magnifiquement, porte un anneau au doigt, court avec zèle les putains, joue assidûment aux dés et aux cartes, dépense son temps à boire et à s’amuser, répugne à tout thème de conversation propre au peuple, n’a à la bouche que citadelles, plaies et bosses et toutes sortes de fanfaronnades. Dès lors, pareil individu peut faire la guerre à qui bon lui semble, même s’il n’a pas un bout de terre où poser le pied». Dans un autre colloque intitulé : «Le chevalier sans cheval ou la fausse noblesse»4, Érasme est plus mordant encore.


Pour avoir l’air d’être un chevalier - car tout est dans le paraître - il faut porter des vêtements de soie et de bonne toile, tailladés afin de se faire passer pour un valeureux guerroyeur, porter des bagues, être écussonné sur champ de gueule (rouge) pour évoquer les flots de sang ennemi vaillamment répandus, avec, dans le patronyme, un lieu d’origine ou d’un mont comme, par exemple, chevalier de la Roche d’Or.
Il importe, bien entendu, d’avoir une devise du style «Garde la mesure» comme Maximilien d’Autriche, «Qui voudra» comme Philippe le Beau, ou «Plus oultre» comme Charles Quint. Érasme propose, avec un évident esprit de dérision «À tout hasard» à son personnage Harpale qui est un grotesque arnaqueur et qui porte un  nom fabriqué avec une racine grecque qui signifie : âpre au gain.


Quelles qualités faut-il rassembler pour être un chevalier ?
Érasme en établit le répertoire avec une insistance caricaturale : être un fieffé joueur aux dés et aux cartes, un pilier de bordel, un ivrogne à toute épreuve, un dissipateur intrépide, gaspilleur du bien emprunté à autrui sans esprit de retour, être dévoré du mal français, couvert de dettes, harcelé par les créanciers, escroc, rusé, hâbleur, appliquant à la lettre une pseudo-maxime de chevalerie, hélas souvent avérée dans les faits : «Un chevalier ne manque ni au bon droit ni à l’équité en allégeant de son pécune un voyageur roturier».
Cette description est assez réaliste lorsqu’on pense à l’ennui que doivent ressentir les chevaliers et la troupe qui attendent le bon moment pour prendre d’assaut une forteresse ou livrer bataille, qui croupissent dans des camps inconfortables, qui boivent trop pour se donner du courage et parce que c'est là faire preuve de virilité, qui attendent des ordres, que l’intendance suive ou des conditions climatiques meilleures, sans oublier évidemment les rapines occasionnelles ou le pillage et la prise de butin.
Érasme va plus loin dans le sarcasme : «Qu’y a-t-il, en effet, de plus révoltant que de voir un vil marchand chargé de numéraire cependant qu’un chevalier n’a pas de quoi suffire aux prostituées et aux dés ?»5
Et enfin - c’est un thème qui sera souvent repris ultérieurement au théâtre - un chevalier, pourri de vices, cherchera à épouser une «pucelle richement dotée».6
On le voit, le portrait-robot du chevalier type n’est guère à son honneur, mais Érasme n’est pas le seul à le faire. En fait, il exprime l’opinion la plus généralement répandue à son époque concernant les privilèges exorbitants dont bénéficient les uns et l’esclavage des pauvres taillables et corvéables à merci des autres, beaucoup plus nombreux.  Il dénonce par la même occasion la révoltante inégalité des hommes devant la justice, qu’elle soit divine ou humaine, puisque le chevalier «peut tout se permettre en toute impunité».7 


Cette courte introduction, qui nous montre un Érasme réglant ses comptes avec alacrité et une ironie vengeresse, peut être un rappel bien utile.
Il nous fait mieux comprendre le prodigieux pas en avant qu'entraîna l’idéal de la démocratie moderne qui abolit toute distinction entre les tenants de la noblesse et les roturiers.
Ceux-ci n’avaient entre eux - et pour cause - rien de commun, même pas la couleur de leur sang, et rien auparavant ne pouvait les rapprocher ni les mettre sur un pied d’égalité. Cette notion d’égalité créée par la Déclaration des Droits de l’homme fit abandonner le concept de supériorité de la noblesse au profit de la bourgeoisie qui devint la majorité agissante et qui conquit, par l’argent, le pouvoir et par là, occupa la scène politique.
Ce fut indubitablement un moment charnière de la civilisation occidentale.

J’en resterai là en ce qui concerne ces considérations préliminaires.
Elles ont bien peu à voir avec la «vraie» chevalerie telle que la concevait Érasme. Il en fera état dans un ouvrage remarquable intitulé «Enchiridion christiani militis»8 : le «Manuel du chevalier chrétien», plus volontiers traduit aujourd’hui par soldat chrétien. Comme on peut le constater, c’est un titre bilingue grec-latin. Érasme est d'ailleurs coutumier du fait. Le mot enchiridion signifie : ce que l’on tient dans la main ; ce peut être aussi bien un livre pour un être paisible qu’un poignard pour un guerrier.  En lisant cet ouvrage, on a vite compris que cette arme dans la main n’est qu’une métaphore. Elle ne menace personne car sa lame doit être tournée vers le lecteur afin d’occire ses vices et ses défauts.
C’est là une des facettes de la méthode pédagogique érasmienne qui consiste non pas à créer une ambiguïté, mais à provoquer - à la rigueur par un jeu de mots - une réflexion nuancée.


Le grand peintre de Nüremberg, Albrecht Dürer, compare Érasme à un chevalier. Tout le monde connaît cette superbe gravure de 1513, qui représente un chevalier chrétien émacié, regardant droit devant lui, la visière du heaume levée, donc à visage découvert et souriant, l’œil fixé sur un objectif infaillible : le Christ. Ce faisant, il nargue les forces du mal, en l’occurrence un horrible diable atteint de strabisme qui a l’air déconfit, même pitoyable, en découvrant que son pouvoir démoniaque est sans effet sur cet homme armé et cuirassé, et d’autre part, le Temps, personnifié par la Mort, qui n’est pas terrifiante pour le chevalier puisque son âme est rachetée par le sacrifice divin.


Dans son «Journal de voyage aux Pays-Bas»9, Dürer, en proie à une vive émotion en venant d’apprendre l’assassinat de Martin Luther, qui s’avéra par la suite une fausse rumeur, écrivit des lignes pathétiques dont une s’adresse à Érasme et nous intéresse directement ici : «Écoute, toi le chevalier du Christ, range-toi en avant aux côtés du Christ notre Seigneur, protège la vérité, cueille la palme du martyre». Bien qu'Érasme ne connût jamais ce texte, il n’y eut que la dernière des trois admonestations de cette harangue angoissée qu’il ne réalisa pas.
Il n’eut en effet jamais la moindre vocation de mourir en martyr - moins encore pour Luther - ou d’être le premier nom du martyrologe des réformés.


Érasme ne fut pas un lutteur, un tribun, un homme de guerre, un héros ou un «gladiateur» (comme il le reconnaît), ni un hérésiarque.
Qui pourrait le lui reprocher ?  Il fut un penseur mais plus encore un moraliste ; il fut un homme de plume, de méditation philosophique, de prière et de paix. Depuis longtemps il avait appris à dominer, à contrôler ses passions qui ne furent jamais explosives ni impulsives. Mais il n’empêche que son «Enchiridion» fait de lui le plus clairvoyant et le plus humain des chevaliers du Christ, expression médiévale réutilisée par un esprit luthérien mais qui s’applique parfaitement à cet homme resté finalement catholique, faute d’avoir trouvé, selon lui, une meilleure doctrine.


Ce texte fut mis à l’Index - ainsi que tous les écrits dÉrasme - par les Facultés de théologie d’alors. Il ne fut accepté par l'Église, avec prudence, qu'après quatre siècles, quand il fut traduit et commenté par un ecclésiastique de grande érudition, le père Festugière, non suspect de sympathie pour la Réforme. Cependant, cet abbé prit la précaution de s’interroger sur le fait de savoir si Érasme ne fut pas un moine apostat, afin de démontrer à des lecteurs pointus qu’il ne partageait pas pleinement la vision christique de l’humaniste.
Mais de quel Christ s’agit-il ?
Le Christ d’Érasme est le crucifié, couronné d’épines sanguinolentes, les mains et les pieds déchiquetés, le flanc percé par la lance du centurion, le dieu de pitié des ateliers flamands et bourguignons, et non un dieu métaphysique, comme celui de Jacques Lefèbre d’Étaples, et avant lui de Nicolas de Cues ou de Marsile Ficin.
Érasme dit : «L'immortelle sagesse a pris la forme d’un pauvre homme humble, méprisé et condamné».10 C’est donc bien cet homme divin-là, humanisé, qui sera son guide, ce Christ humilié, insulté, souillé par la canaille, traité comme un bandit. Il l’aime d’amour et lui consacrera sa vie de militant évangéliste.


Érasme fut un homme seul, âprement discuté par les uns, passionnément porté aux nues par d’autres, voguant à contre-courant, debout dans les bourrasques, d’où qu’elles vinssent, de Rome ou de Wittenberg. Il ne cessa de proclamer la prééminence de l’esprit, de la tolérance, du juste milieu, du bon sens et de la raison.  Cet humaniste exprima avec obstination, à travers tous ses écrits, l’idée que l’homme doit se fabriquer lui-même, se construire pour atteindre le plus grand épanouissement intellectuel, moral, religieux, possible, avec le Christ comme modèle et comme précepteur.
Ainsi donc, ce traité de vie intérieure, selon l’expression de son auteur 11 a été écrit afin de «rendre bien des hommes ou bons ou en tout cas meilleurs».12 Son but, en publiant ce manuel, était  d’aider ses lecteurs, grâce à ce véritable discours de la méthode avant la lettre, à réfléchir sur les textes sacrés afin d’y puiser un enseignement moral, le désir et la volonté permanente de dépasser ses limites, et de «servir Dieu d’une âme sincère, chacun selon sa vocation»13, car «le vrai, l’unique monarque de l’Univers, c’est le Christ»14, et parce que «Jésus Christ est l’unique, hier et aujourd’hui et pour toujours».15


Ces quelques définitions, somme toute très courantes, du Christ et de sa puissance, glanées dans ses lettres expriment avec une totale sincérité, le fond de sa pensée. Avec de telles certitudes, les aléas de la vie ou les crises de société paraissent dérisoires et c’est ainsi qu’il explique les excès et les troubles de son époque tourmentée : «Le Christ est un artisan si habile qu’il sait élever son épouse (l’Église de Rome) par l’abaissement, la développer par la gêne, la défendre par sa persécution, la vivifier par la mort et la glorifier par l’ignominie».
Cette image nous prouve, s’il en était besoin, qu’il était aussi bon dialecticien, avec des arguments conventionnels, que pamphlétaire puisque dans cette phrase subtile il dit que l’Église de Rome est corrompue, vit dans le luxe, est tyrannique, est coupée de toute spiritualité et se vautre dans l’abjection. Tout en rappelant les douloureux débuts de l’église chrétienne et les persécutions dont les premiers convertis ont été les victimes, Érasme répète ses accusations contre les hauts dignitaires de Rome et d’ailleurs, qui vivent dans la débauche, la vénalité et qui s’accommodent aisément de la perte de leur salut.


On peut s'interroger sur l’origine de la terminologie guerrière à laquelle Érasme a recours. Il ne l’a pas inventée et elle ne correspond nullement à son caractère paisible, même s’il lui est arrivé quelquefois de se mettre en colère. Il faut remonter aux sources mêmes de la religion chrétienne, c’est-à-dire la Bible. L'Epître aux Ephésiens16 de l’apôtre Paul a dû l’inspirer. On y lit, en effet  :


« Fortifiez-vous dans le Seigneur et par sa force toute puissante. »
« Revêtez-vous de toutes les armes de Dieu afin de pouvoir tenir ferme contre les dominations, contre les autorités, contre le prince de ce monde des ténèbres, contre les esprits méchants dans les lieux célestes. »
« C’est pourquoi, prenez toutes les armes de Dieu, afin de pouvoir résister dans les mauvais jours et tenir ferme après avoir tout surmonté. »
« Tenez donc ferme ; ayez à vos reins la vérité pour ceinture, revêtez la cuirasse de la justice.»
« Mettez pour chaussures à vos pieds le zèle que donne l’Évangile de paix. »15
« Prenez par dessus tout cela le bouclier de la foi, avec lequel vous pourrez éteindre tous les traits enflammés du malin, prenez aussi le casque du salut et l’épée de l’Esprit qui est la parole de Dieu. »


Ce style musclé, malgré les métaphores poétiques, imprègne quasi mot à mot la parole érasmienne dans un texte contre la guerre livrée aux Turcs par la chrétienté. Cette dernière se sentait terriblement menacée par l’Islam depuis la chute de Byzance en 1453.17
« Que dit, en effet, notre général Jésus Christ : Qui frappe par l’épée, périra par l’épée. Si nous voulons gagner la bataille pour le Christ, ceignons-nous du glaive de la parole évangélique, coiffons le casque du salut, couvrons-nous du bouclier de la foi, et pour le reste, de la panoplie des apôtres. Il arrivera que plus nous serons vaincus, plus nous vaincrons.»


Cette œuvre chevaleresque, d’un genre très particulier, est fondamentalement catholique, puisqu’elle ne cesse de parler d’un permanent dépassement de soi.
Pour y voir plus clair, je me suis livré à une étude thématique et sémantique de son vocabulaire. La richesse de celui-ci est telle qu’on peut considérer son emploi comme une technique pédagogique répétitive qui consiste à cerner progressivement, le mieux et le plus concrètement possible, la définition du mot « chrétien », indissociable, par ailleurs, de la notion de piété.
Le mot « chrétien » n’était pas employé souvent par les moines, qui se réclamaient de leur ordre. Ils étaient avant tout cordeliers, franciscains, augustins, carmes etc. et le port de l’habit, qui les distinguait les uns des autres, leur paraissait essentiel. À cet égard, Érasme affirme audacieusement, en une formule lapidaire qui a déchaîné d’inépuisables polémiques : « Monachatus non est pietas » ; c’est-à-dire : l’état monacal ne signifie nullement que l’on soit pieux ou que l’on ait la sainteté assurée.


On pourrait citer des centaines d’allusions à la trahison de ces «usurpateurs de la religion», comme il les appelle. Je me limiterai à deux d’entre elles qui les résument toutes :
« Les moines recherchent leur intérêt au lieu de celui du Christ, leur but n’étant pas de faire régner le Christ dans le cœur des hommes mais de préserver leur propre règne, ils placent leur meilleur espoir dans les harangues incendiaires dont ils ameutent le peuple et dans la calomnie effrontée  où quelques-uns sont passés maîtres. »18  Il évoque les cabales religieuses dont il a été l'objet pendant plusieurs décennies.
L’autre citation : « Puissent le pape et les cardinaux l’emporter mais à condition que leur cœur ne regarde que le Christ, puissent même, si l’on veut, les moines l’emporter si c’est la cause du Christ qu’ils servent. Car s’ils ne visent que leur propre gloire, leur ventre, leur profit, leur domination, alors nous ne combattons pas pour le Christ, mais pour le monde. »


Pour Érasme, est chrétien celui qui pratique bien sûr les trois vertus théologales : foi, charité et espérance, mais aussi la piété, faite de miséricorde. La chasteté s’impose dans le célibat et la continence dans le mariage. Les époux doivent, en effet, pratiquer l’accord des cœurs et la pureté qui devrait ressembler le plus possible à la virginité car « il faut craindre la chair pour ne pas préférer le doux au salutaire ». 
Le chrétien doit préserver la paix et vivre dans la joie, la modestie, pratiquer la mansuétude, l’indulgence, la bonté, la loyauté, la fidélité, la douceur, l’humilité, la patience, la longanimité, la bienveillance, la bonne foi, la clémence, la tolérance, mais pas jusqu’à accepter l’hérésie ; la sobriété dans l’écriture, le verbe et la table ; la justice, cela va de soi.
Ce qui définit bien le chrétien, selon Érasme, mais qui précise tout aussi pleinement toutes les morales, c’est : « Nous devons nous faire la guerre à nous-même et lutter fortement contre nos vices plutôt que d’imposer à autrui, par la force ou la terreur, une vérité dogmatique ».
Pour tout chrétien donc, « la vie spirituelle est un combat ».
Cette notion de lutte contre soi, ou du moins contre ses mauvaises pulsions, reste permanente dans ses écrits. Ceci exclut le moindre lien entre la pensée érasmienne et la doctrine luthérienne qui est à cet égard aux antipodes de cette notion de combat.


Quelles sont, par opposition, les pulsions qui font que l’on ne peut pas être considéré comme un vrai chrétien ?
N’est pas chrétien celui qui se laisse dominer par ses passions et qui refuse le jugement de la raison, c’est-à-dire celui qui est habité par l’ambition, l’aveuglement, la vaine gloire, la cupidité, l’envie, l’avarice, la rapacité, la soif de l’or, des possessions et des honneurs, la tyrannie, la cruauté, l’esprit de vengeance, la méchanceté, la colère, l’emportement, la malice, la violence, tant de geste que de parole, l’opiniâtreté, la haine, la rancune, la calomnie, la médisance (qu’il appelle «le poison vipérin d’une langue dénigrante»), la vanité, l’insolence, l’emportement, l’orgueil ou la philautie, c’est-à-dire l’amour de soi, l’enflure de l’esprit, la morgue, le goût des querelles et de la chicane, les inimitiés, les rivalités, le vol, le plaisir, les délices, le désir, les fornications, l’impudicité, la chair, même en esprit, la débauche, la corruption, la sensualité, la volupté, la paresse, la faiblesse, le luxe, la gloutonnerie, la concussion, les sacrilèges, les faux-dehors, l’hypocrisie, les superstitions, le mensonge et le culte des idoles.


Si le mot fornication vous a choqué, sachez que : « À supposer que ton corps ne commette pas la fornication, si tu es âpre au gain, déjà ton âme fornique. »
C’est pour cette raison que, dans son texte, fornication est au pluriel ! Ce sont là des formules qui frappent et qui sont bien dans le style du prédicateur idéal, selon le vœu d’Érasme.  Notre humaniste, malgré ce que je viens de dire, ne fut certes pas un mystique qui s’imposa un mode de vie ascétique, fait de macérations et de flagellations, de jeûne et d'autres privations de toutes sortes. Il n'eut pas la conviction absolue d’être en contact personnel avec la divinité, pas plus qu’il n’eut de vocation conventuelle. Il n’éprouva que du dégoût pour la vie monastique, qu’il eut à subir malgré lui pendant de longues et pénibles années, ainsi que pour les rites et les observances, les cérémonies et le faste de l’Église.


Il affirma : « Moi, je n’ai jamais été moine. En effet, c’est la profession spontanée qui fait le moine, non celle obtenue sous la contrainte ».19
En revanche, son dessein fut toujours d’extraire des textes - qu'il s'agisse du Nouveau Testament, ou des exégèses des Pères de l’Église ou d'autres théologiens - la quintessence, c’est-à-dire le Christ.
Il a trente ans quand il se remet en question. Il rédige d’abord des notes à son usage. Il réfléchit. Il tente de voir clair, car il traverse une crise de conscience. Il veut se situer par rapport à cette Église délabrée, desservie par un clergé trop animé de soucis humains.
« C’est au moment même où dans l’homme ont vieilli les passions », dit-il, « que surgit enfin cette bienheureuse tranquillité d’une âme innocente et la sécurité de l’esprit comme un banquet inépuisable ».
Mais sa pensée se structure et s’organise immédiatement dans l’écriture. Elle devient un livre bien construit qui connaîtra un immense succès.


Je vous convie à découvrir ce diamant pur au  travers duquel votre propre méditation pourra se réfracter, car Érasme est un professeur convaincu qui a l’ambition de faire passer le message de l’Écriture, tel qu’il le déchiffre lui-même.
Ce Manuel comprend vingt-deux règles ou canons, dont je résume à l’extrême les traits les plus fondamentaux.


1. « La première règle doit être d’avoir pleinement l’intelligence de ce que nous livre l’Ecriture sur le Christ et sur son esprit ». Donc, il faut lire les Evangiles afin d’en tirer un art de vivre et de penser.
2. Il faut renoncer au monde, mourir au péché, aux désirs charnels car « si tu es dans le monde, tu n’es pas dans le Christ ».
3. « Seule la voie du Christ conduit à la félicité ». « L’espoir de la récompense doit nous tenir en éveil ».
4. « Il faut que tu places devant toi le Christ comme l’unique but de la vie et non le diable. Par Christ, n’entends pas un vain mot, mais rien d’autre que la charité, la simplicité, la patience, la pureté, bref tout ce qu’il a enseigné. Par diable, n’entends rien d’autre que tout ce qui éloigne de ces qualités ». Parmi les choses indifférentes pour un chrétien, figurent la science, la santé, les dons de l’esprit, l’éloquence, la force, la dignité, les faveurs, l’autorité, la prospérité, la bonne renommée, la race, les amis, les richesses.
5. Il faut « passer des choses visibles vers l’invisible, c’est-à-dire comprendre le sens allégorique de l’Écriture Sainte, et sonder le sens spirituel caché ». Il se  moque de ceux qui restent attachés à la lettre et, avec une audace mesurée, ironise sur la mentalité des dévots qui accordent moins d’importance au symbole et à son sens spirituel qu’à la chose décrite, tels que : la figure d’Adam formée de glaise trempée d’eau, Ève tirée d’une côte, Dieu qui se promène dans le jardin de l’Eden et dont la longue barbe blanche est soulevée par la brise, l’ange placé aux portes du Paradis avec une épée flamboyante, images auxquelles il ne croit pas.
Il faut, dit-il, « chercher au-delà de la surface ».  « Dieu est esprit et ceux qui l’adorent doivent l’adorer en esprit et en vérité ».
6. Il ne faut chercher le modèle de piété que chez le seul Christ. De ceci naissent  plusieurs obligations logiques.
a) L’éducation des enfants : « Dès le berceau, il faut les imbiber de convictions dignes du Christ ».
b) La communauté des biens : « Tous les biens sont communs à tous. La charité chrétienne ne connaît pas de droit de propriété. » Cependant, plus tard, lorsque Érasme aura acquis quelques biens, il nuancera sa pensée dans un ouvrage moins connu, « Sur la concorde de l’Église » : « Que les détenteurs légitimes des richesses en gardent la propriété et conservent le droit d’en disposer mais que, par charité, ils en partagent la jouissance avec tous. » 20
c) Les superstitions. Évidemment, Érasme les abomine. « Tu t’asperges d’eau bénite : à quoi bon, aussi longtemps que tu n’enlèves pas de ton esprit les souillures du dedans. »
« Tu veux t’attirer la faveur de Pierre ou Paul ? Imite la foi de l’un, la charité de l’autre, et tu auras plus fait que si tu courais dix fois d’église en église à travers Rome. »
« Tu adores les os de Paul mis en réserve dans des reliquaires et tu n’adores pas l’esprit de Paul en réserve dans ses écrits.»
« Tu honores l’image du Christ représentée par la pierre ou le bois ou peinte de couleurs : c’est avec bien plus de religieux respect que tu dois honorer l’image de sa pensée. »
« Tu es frappé de stupeur à la vue de ce qui passe pour la tunique ou le suaire du Christ, et tu lis avec nonchalance les oracles du Christ ! »
Il est contre ce qu’il nomme de « misérables petites traditions humaines ».
« Non, la charité ne consiste pas à fréquenter les églises, se prosterner devant les statues des saints, allumer des cierges, recommencer à l’infini un certain nombre de prières. Dieu n’a en rien besoin de ces pratiques. »
Et enfin, même la confession peut être une forme de superstition car  « Plus tu aimeras le Christ, plus tu haïras tes vices car la haine du péché suit l’amour de la piété comme l’ombre suit le corps. J’aime mieux qu’une bonne fois et pour de vrai tu haïsses intérieurement tes mœurs vicieuses que si tu les maudissais dix fois verbalement devant un prêtre. »
d. La tolérance :  « Cela ne respire pas le christianisme que l’homme de Cour soit habituellement hostile au provincial, le paysan au citadin, le riche au pauvre, le patricien au plébéien, le fonctionnaire à l’homme privé, l’illustre à l’inconnu, le puissant au faible, l’Italien à l’Allemand, le Français à l’Anglais, l’Anglais à l’Ecossais, le grammairien au théologien, le dialecticien au grammairien, le médecin au juriste, le lettré à l’illettré, le bien-parlant au bégayant, le célibataire au marié, le jeune homme au vieillard, le clerc au laïc, le prêtre au moine, le Franciscain au Colletin, le Carme au Dominicain etc.»
e) Le respect d’autrui : « Ne méprise, en comparaison de toi, nul individu, même du petit peuple. Le prix  auquel vous avez été rachetés a été le même pour vous deux. »
7. Il faut « s’efforcer d’emblée au meilleur ».
8. «Il n’est pas plus grand signe du rejet de la miséricorde de Dieu que de n’être jamais assailli par les tentations.»
9. Il faut être vigilant sans cesse.
10. Il faut chasser les mauvaises pensées.
11. Il ne faut pas être présomptueux quand on a triomphé d’une tentation.
12. Il faut veiller à sortir meilleur de chaque combat contre le Tentateur.
13. « Prends courage dans la lutte, espère hardiment que va venir une paix qui ne cessera plus. Mais en retour, si tu as vaincu, conduis-toi comme si tu devais bientôt retourner au combat. »
14. Aucun vice n’est léger.
15. « Plus le chrétien triomphe de la tentation, plus douce lui deviendra la victoire. »
16. « Ne jamais abandonner le combat. Parfois des péchés mortels   aboutissent  à un surcroît de piété. »
17. Il faut garder à l'esprit la signification de la Croix.
18. « Le péché est chose ignoble, détestable. Grande, au contraire, est la dignité de l’homme. »
19. Avoir à la conscience la différence fondamentale entre la mort éternelle et la vie immortelle.
20. Une anxiété perpétuelle accompagne l’habitude du péché.
21. Ne pas remettre à demain la correction de notre vie de péché car la vie est  fugace.
22. Il faut se repentir de tout cœur.


Érasme était encore moine, on le sent bien, lorsqu’il publia ce catéchisme à l’intention de lecteurs laïcs et non pour des religieux comme en ce qui concerne l’Imitation de Jésus Christ du célèbre Thomas a Kempis, qui fut presque son contemporain.
En 1516, Léon X le dispensa de porter l’habit de son ordre et l’autorisa à recevoir des bénéfices ecclésiastiques malgré sa naissance illégitime. Cela représenta évidemment un changement considérable dans la voie de l’indépendance, mais il ne renia aucun de ses principes pour autant et son humanisme évangélique devint encore plus énergique par la suite.
Dès lors, Érasme put affirmer davantage son individualisme.
Il essaya toujours d’agir et d’écrire conformément à l’enseignement du Christ, qu’il ne cessa de répéter à ses lecteurs dans des livres de plus en plus marqués, hélas, par la polémique confessionnelle de son temps.
Il fut l’apôtre de la « via media » à un moment de l’histoire du XVIe siècle où les attitudes allaient se durcir et les haines partisanes et les intransigeances s’amplifier.


Il n’est pas inutile de lire aussi la lettre adressée au moine Paul Voltz21 - un ami allemand d’Érasme - qui servit de préface à la réédition de 1518. Peu avant, Martin Luther avait publié ses thèses tonitruantes qui furent le point de départ irréversible d’une révolution religieuse qui mit l’Europe en effervescence.
La différence entre le «Manuel» et cette lettre, c’est que l’un concerne le chrétien en tant qu’individu isolé en relation avec Dieu et que l’autre place l’homme dans la communauté chrétienne, en présence des autres et solidairement confronté avec le drame des oppositions religieuses naissantes. Érasme y apparaît comme un grand moraliste car lui-même est davantage tourné vers le monde, vers la société historique dans laquelle il s’implique de plus en plus et qu’il veut aider à devenir plus humaine.


C’est cette attitude-là que j’appelle le militantisme d’Érasme, qui a cessé d’être moine, mais qui reste un prêtre séculier s'efforçant de partager sa science avec le plus grand nombre.
Dans cette lettre, il affirme que le Christ a voulu que l’accès à la vérité soit facile pour tous, non au moyen de disputes théologiques mais «par une foi sincère, une charité non feinte, accompagnée de l’espérance ». Plus loin : « Il faut veiller au salut de la foule ignorante pour laquelle le Christ est mort » et « Le sauveur n’exige rien de nous si ce n’est une vie pure et simple ». « La vraie théologie authentique, efficace, c’est de chercher le salut de tous et la gloire du Christ. » Plus loin encore : « Il est préférable de se réfugier à l’ancre vraiment sacrée de la doctrine évangélique. »
La phrase : « Évite de contaminer cette céleste philosophie du Christ par des décrets humains » est une critique directe de la papauté qui vient déjà de décider l’excommunication de Luther, mais qui hésite encore à la proclamer.
Il exprime son aversion pour l’hypocrisie des cérémonies par : « S’il ne s’était caché dans les cérémonies qu’une faible menace de ruine pour la religion, Paul, dans toutes ses lettres, n’aurait pas si âcrement exhalé sa bile contre elles.»


Son anti-monachisme ne s’estompe pas au fil du temps : « Nul n’est plus éloigné de la vraie vie religieuse que celui qui se paraît à lui-même très religieux. »
« On ne fait jamais pire tort à la piété chrétienne que quand, par détorsion, on applique au Christ ce qui est réellement du monde et quand on préfère à l’autorité divine celle des hommes. »


Il répète implicitement le fameux « Monachatus non est pietas » lorsqu’il suggère qu’il n’est pas nécessaire d’être théologien pour pratiquer la vérité. À vrai dire, c’est plutôt le contraire qui se produit car l’important, c’est de vivre vertueusement plutôt que de penser avec orthodoxie.
Ses confrères contemporains, comme Lefèvre d’Étaples et Martin Luther, lui reprocheront vivement d’avoir trop «humanisé» le Christ et de l’avoir séparé de sa divinité.


En 1518, Luther écrit à propos d’Érasme à un disciple : « L’humain l’emporte en lui sur le divin ». Dans son ouvrage « Du libre arbitre »22, Luther affirme : « Personne ne peut avoir la moindre intelligence de l’Écriture sauf celui qui possède l’esprit de Dieu ».
Il faut comprendre par là : Érasme ne l’a pas, mais moi oui !  Marguerite d’Angoulême, sœur de François Ier, restée dans le giron de l’Église par raison d’Etat, mais très tentée par le discours luthérien, reproche également à Érasme d’avoir trop confiance en l’homme.
Pour elle, la paix du cœur ne peut venir que de l’anéantissement de soi devant la sagesse infinie de Dieu.
Ces discussions, ces malentendus et les incompréhensions qui en résultèrent, bouleversent profondément notre humaniste qui s’en ouvre à un de ses amis : « Le drame luthérien a fait monter la tension à un tel degré qu’il est devenu aussi dangereux de parler que de se taire ».23
Un des thèmes de la polémique théologique qui entraîne des prises de position irréductiblement hostiles est la liberté du chrétien.


Selon Erasme, l’homme choisit librement entre le bien et le mal, l’eau et le feu, la vie et la mort. Il reprend là des expressions tirées de l’Ecclésiaste, un livre de l’Ancien Testament.
Luther, en revanche affirme : « Dieu a délivré mon libre arbitre de l’œuvre du salut. Il l’a confié à son libre-arbitre divin et il m’a promis de me sauver non point en vertu de mes efforts mais en vertu de sa grâce et de sa miséricorde ».
Il dit encore : « Les préceptes de la loi n’ont d’autre but que d’apprendre à l’homme à désespérer de lui-même », ce qui montre à suffisance combien il est opposé à l’humanisme érasmien qui fait confiance à l’homme.


Érasme se plaint de perdre un temps considérable à se justifier et à s’expliquer par lettres et livres auprès de ses ennemis, de plus en plus hargneux. De toute manière, il est aussi suspect aux yeux des luthériens et des tenants de sectes déjà dissidentes, que des autorités catholiques.
N’a-t-on pas dit : « Érasme a pondu les œufs dont Luther a fait éclore les poussins ? » 24. Plus tard, Jean Calvin dira à propos d’Érasme, qu’il n’a pas connu sauf par ses livres : « Ce fut une erreur d’avoir voulu à demi accorder la doctrine de l’Écriture avec celle des philosophes ».


L’amertume d’Érasme est grande devant un tel déferlement de haine et un tel gâchis. La lassitude, le découragement, le sens aigu de la réalité lui font dire : « Je suis d’avis que depuis la naissance du Christ, il n’y a pas eu de génération plus méchante que celle-ci ». 25
Érasme, était-il « ondoyant et mouvant » comme l’a jugé Luther, ou était-il seulement nuancé, analysant le pour et le contre avec équanimité ?
Il est en tout cas resté inébranlable sur le principe de l’unité de la foi ; son humanisme est donc monolithique. Pour lui, les religions apportent à ceux qui les pratiquent une réponse à leurs inquiétudes ; malgré les différences de formes, elles ont une même finalité spirituelle.


Thomas More doit à Érasme d’avoir conçu dans son Utopie ces «dimanches utopiens » où les gens se rassemblent pour prier chacun selon sa religion et où toutes les opinions sont admises, sauf l’athéisme.
Pour More, la religion catholique, pour laquelle il est mort, n’était même pas la plus usitée. Il s’agissait - comme chez Érasme - d’une religion naturelle et aisée à comprendre, davantage une morale qu’une mystique.

Ma recherche m’a fait prendre conscience que l’esprit chevaleresque et la mythologie du chevalier (qu’il s'agisse de saint Georges, de saint Jacques de Compostelle ou de sa caricature sous les espèces du Matamore, d'un chevalier sans peur et sans reproche des légendes populaires et arthuriennes, d'Amadis des Gaules, des quatre Fils Aymon héros d'un époustouflant roman de chevalerie de 18.489 vers, du fameux paladin Roland de Roncevaux, ou d’autres qui s'illustrèrent lors des Croisades) avaient cessé d’exister au XVIe siècle, donc à l’aube des temps modernes.
Au siècle suivant, Miguel de Cervantès, chevalier guerroyeur et longtemps bretteur imprégné d’idéal chevaleresque comme tout Espagnol digne de ce nom - pour qui Dieu est la seule justification - vécut une crise de conscience lorsqu’il fut rendu à la vie civile, banale et médiocre, après avoir subi une blessure terriblement invalidante à la bataille de Lépante contre les Turcs. Il sombra dans une amertume sclérosante dont il ne parvint à s’arracher sur le tard que par l’écriture.
Son fabuleux personnage de Don Quichotte de la Mancha, le chevalier à la triste figure, à la fois émouvant et exaspérant, est certes un pur, mais il est fou. La chevalerie est définitivement morte avec lui, après cinq siècles d’existence très agitée, marquée à la fois par la grandeur féodale, la poésie courtoise, les chansons de geste et la peur de Dieu.


La chevalerie avait jeté son plus vif éclat aux XIe et XIIe siècles. Décadente dès le XIVe siècle, elle avait pourtant enfanté entre-temps les ordres religieux militaires et commençait à créer les ordres de cour.
L’idéal initial n’avait pas résisté à la barbarie des hommes et à l’usure des institutions créées par eux. Ce désir admirable de protéger les faibles et les opprimés contre les forts, de redresser les injustices, de vivre pour l’honneur, avec courage et abnégation, d’être charitable et loyal, appartient plus à la littérature qu’à la réalité.


La période où la chevalerie fut le plus à l’honneur fut une des plus cruelles et des plus grossières de notre histoire, une de celles où l’on vit le plus de crimes et de violences, où la paix publique fut le plus fréquemment troublée et où le plus grand désordre régna dans les mœurs.
Ce qu’Érasme nous en dit dans ses deux colloques est très édulcoré, par respect pour la pudeur de ses lecteurs. Il était en réalité exceptionnel que des hommes acceptassent en permanence de souscrire à cet idéal de dévouement et d’héroïsme ; pour un petit nombre ce noble comportement débouchait sur la rédemption de leurs péchés et le salut de leur âme.
La vraie chevalerie se rencontrait davantage chez les moines-soldats, comme les chevaliers de Saint Jean de Jérusalem, les chevaliers de Calatrava ou ceux de l’Ordre de Malte.


La fin de la chevalerie fut bruyamment amorcée par l’usage des armes à feu qui rendirent égaux devant la mitraille le noble et le vilain, le véloce et le balourd, le chevalier cuirassé et la piétaille en guenilles. L’établissement des armées permanentes devait affranchir les souverains centralisateurs contemporains d’Érasme de la dépendance de leurs orgueilleux grands vassaux, toujours à la limite de l’insubordination.
La noblesse des sentiments, le goût du panache et de la gloire, le don de sa vie pour la beauté d’une cause ou les yeux d’une femme, de préférence inaccessible, ne résisteraient pas longtemps, pas plus que les armures, aux effroyables giclées de grenailles.


Il est temps de conclure. Je définirai une fois encore Érasme comme un moraliste qui ne cessa d’œuvrer pour que la vie des hommes soit plus digne et plus douce, en un mot plus humaine.
Étant tous embarqués sur le même esquif pour la même croisière, efforçons-nous de faire en sorte que la traversée se fasse le mieux possible en sachant bien que la dureté et l’égoïsme, la cruauté et l’orgueil des autres en sont les pires écueils.
« Il est plus beau de vaincre sa colère que de vaincre l’ennemi, » écrit-il26 à l’archevêque de Cologne, « beaucoup plus sûr d’affermir son pouvoir par la bienveillance que par la force, et, pour étendre les murailles de son empire, la réputation de clémence a plus de force que celle de la vaillance ».


Le combat qu’Érasme a livré se résume bien dans le conseil affectueux qu’il donne au fils d’un lord anglais qui fut un de ses premiers protecteurs ainsi que son élève, William Mountjoy 27 :
«La gardienne la plus sûre de toutes les vertus, c’est la modestie. Je t’exhorte jour après jour à lutter avec toi-même pour en sortir journellement meilleur».


On pourra rétorquer qu’Érasme n’a pas toujours été modeste.
En vieillissant, il se laissa aller parfois à de redoutables sautes d’humeur et il lui arriva d'exprimer avec véhémence des appréciations injustes à l’égard de certains.
Mais cette phrase nous montre bien qu’il est conscient de ses manques ou de ses manquements et nous savons que sa vigilance permanente corrigeait l’impulsion première, jugée mauvaise en regard des préceptes du Christ.
La lecture de sa correspondance nous éclaire admirablement sur les mouvances de sa pensée et les mouvements de son cœur. Je serais même tenté de dire que ses lettres nous en apprennent davantage que ses livres - qui s’adressent fatalement à un plus vaste public - sur sa discipline personnelle, son hygiène affective et sa technique d’auto-contrôle.
De toute manière, il dit, comme pourrait le faire un libre-exaministe de notre temps : « Rien n’arme mieux l’homme contre les coups du sort que la philosophie, surtout celle qui est acquise en observant les réalités et en les examinant de près ». 28


Érasme ne fut donc ni un rêveur, ni un théoricien de la spéculation philosophique éthérée. Il nous le prouve ici. Il enseigne surtout la patience, la ténacité dans l'effort, la régularité dans la recherche puisque : « C’est en l’arrachant poil par poil qu’on vient à bout de la queue du cheval » 29.


Références bibliographiques


1.   Correspondance d’Érasme. Traduction en français par A.Gerlo et alii. 12 volumes. Université Libre de Bruxelles 1967-1984.(Lettre 2093)
2.   L.305
3.    Les Colloques d’Érasme. Édition du Pot cassé, Paris 1934. Traduction de Jarl-Priel. 1934-1935. Volume III. Page 180. «De rebus ac vocabulis»
4.    Idem. IV- page 155.  «sive emendita nobilitas».
5.    Idem. IV- page 167
6.    Idem. IV- page 170
7.    Idem. IV- page 172
8.    « Enchiridion christiani militis ». Traduction en français par A.J. Festugière. Vrin , Paris 1971.
9.    Albert Dürer. «Journal de voyage aux Pays-Bas» Traduit et commenté par J.A.Goris et Georges Marlier. Bruxelles 1937.
10.    L.373
11.    L.3008
12.    L.698
13.    L.2899
14.    L.586
15.    L.1329
16.    VI (10 à 17)
17.    Léon Halkin «Erasme et les nations»  Edition chez Latomus, Bruxelles 1970.
18.    L.2029
19.    L.1436
20.    «Sur la concorde de l’Église» ; «Liber de sarcienda ecclesiae concordia diatribè. Traduit par R.Galibois. Centre d’études de la Renaissance de Québec 1971.
21.    L.858
22.    «De libero arbitrio». Essai sur le libre arbitre. Traduit et commenté par Pierre Mesnard. Alger 1945. Réédition chez Vrin, Paris.
23.    L.1206
24.    L.2906
25.    L.1239
26.    L.1976
27.    L.2367
28.    L.2533
29.    L.1127A